BiographieArtiste provocateur à la démarche subversive teintée d'humour acide et d'ironie, Mike Kelley examine, à travers des formes artistiques variées (performance, installation, vidéo, dessin…), la construction de larges systèmes de pensée définissant l'expérience collective, en particulier de la société américaine moyenne. Par le biais du cynisme, voire de la caricature, Kelley met en lumière les divers dysfonctionnements que révèlent l'interaction psychologique entre les individus, les structures familiales, les croyances religieuses (principalement catholiques), ou encore la relation au corps, en dépit des efforts de normalisation de ces divers axes. Kelley se livre, en d'autres termes, à une démarche de déconstruction de certains mythes, à travers une mise en lumière de l'ensemble des points de faiblesse de ces derniers, visant à ébranler leur validité. En ce sens, la notion d'échec, incarnée par exemple par le caractère déviant de l'individu, imprègne toute l'œuvre de Kelley. Si ce dernier s'approprie dans son travail toutes sortes d'images de la culture pop américaine, ce n'est néanmoins pas la teneur visuelle de ce langage qui intéresse l'artiste, mais la manière dont celui-ci entretient certaines normes : " Je suis sans aucun doute un anti-formaliste, affirme Kelley, cependant, je m'intéresse aux ramifications formelles, à la façon dont la forme s'applique ".
[1]Né en 1954 dans la banlieue de Detroit (Michigan), Mike Kelley reçoit, au sein du milieu ouvrier dans lequel il grandit, une éducation catholique. A l'issue de quatre années d'études à l'université du Michigan (Ann Arbor), qui voient la création du groupe de musique
Destroy All Monsters en compagnie de Jim Shaw, Cary Loren et Niagara, Kelley rejoint, en 1976, le California Institute of the Arts (Valencia) où le courant conceptuel est alors prédominant : Cal Arts compte en effet parmi ses professeurs des artistes tels que Michael Asher, John Baldessari, Douglas Huebler ou encore Laurie Anderson, dont la pratique de la performance a une influence importante sur Mike Kelley, qui, à la fin des années 70, se consacre presque exclusivement à cette forme d'expression à laquelle il infuse, dès ses débuts, une très grande intensité dramatique.
Poetry in Motion, sa première série de performances publiques, se tient à LACE (Los Angeles Contemporary Exhibitions) en 1978.
Dès 1977, Kelley crée avec Tony Oursler, Don Krieger, Mitchell Syrop et John Miller le groupe de performance art-rock
The Poetics, qui donnera naissance, vingt ans plus tard, à l'installation
The Poetics Project, présentée pour la première fois dans le cadre de Documenta en 1997. L'installation, réalisée en collaboration avec Tony Oursler, regroupe sculptures, peintures, vidéoprojections et installations sonores qui, au-delà de leurs liens directs avec le groupe
The Poetics, évoquent la culture populaire dans sa diversité.
[2] La rencontre avec l'artiste conceptuel David Askevold, professeur à Cal Arts partageant l'intérêt de Mike Kelley pour la musique rock, est déterminante dans les années de formation de l'artiste. Ils collaborent en 1979 au projet
The Poltergeist, pour lequel Kelley rédige un texte qu'il associe à un autoportrait photographique et à deux dessins en noir et blanc ponctués de légendes. La représentation des personnages dans un style proche de celui de la bande dessinée, le traitement en noir et blanc et l'ironie des légendes annoncent les principes de nombreuses séries de dessins ultérieures, telles que
Loading Docks Drawing. Cette série, aux accents obscènes et irrévérencieux, emblématiques du langage graphique de Kelley, évoque également, dans sa forme, certains travaux de Raymond Pettibon et Jim Shaw. L'association de plusieurs média au sein d'un même projet, comme le propose
The Poltergeist, est symptomatique de la pratique artistique de Kelley : entre 1977 et 1986, ses projets, traitant chacun d'un thème bien spécifique, sont en effet systématiquement déclinés sous plusieurs formes. Ainsi une étape de recherche puis d'écriture sur le thème en question précèdent la réalisation d'installations composées de dessins et d'objets, elles-mêmes complétées par des performances. En témoigne par exemple le projet
Plato's Cave, Rothko's Chapel, Lincoln's Profile, présenté à Artists Space à New York en 1986, regroupant textes, série de dessins et performance.
En 1982, Mike Kelley réalise sa première vidéo,
The Banana Man, inspirée du personnage de télévision pour enfants du même nom. Kelley, qui combine souvent les rôles de réalisateur et performeur dans le domaine de la vidéo, y incarne Banana Man. L'association libre de pensées et d'idées ayant été privilégiées lors de l'élaboration de la narration de l'œuvre, aucune logique n'est perceptible dans le déroulement du récit et les actions menées par Banana Man et les autres personnages de l'histoire. Ce mode d'écriture est adopté par Kelley dans la plupart des ses textes et scénarios, qui font preuve, par ailleurs, d'une grande richesse descriptive et recourent fréquemment à la métaphore. Par la suite, Mike Kelley s'associe souvent à d'autres artistes pour la réalisation de ses vidéos :
Kappa (1986), où Kelley interprète le personnage mythique japonais éponyme, sorte de petit lutin malveillant et pervers, est réalisée en collaboration avec Bruce et Norman Yonemoto.
Sir Drone (1988), portant sur les débuts du mouvement punk aux Etats-Unis à travers l'histoire de deux adolescents en proie aux questions éthiques et esthétiques posées par la création d'un groupe de musique underground, est le fruit d'une collaboration entre Kelley et Raymond Pettibon. En 1989, Kelley réalise avec Ericka Beckman
Blind Country, inspirée de la nouvelle de H.G. Wells,
The Country of the Blind, relatant l'histoire d'un homme contraint de renoncer à ses yeux afin de pouvoir exister dans une société où la vue n'existe pas. La notion sous-jacente de castration dans le récit de Wells constitue la problématique principale de
Blind Country.
En 1987, Mike Kelley entame le projet
Half A Man, qui l'occupera cinq années durant et le fera progressivement connaître à un public plus large. Au cœur de
Half A Man, regroupant plusieurs séries de travaux, se trouve l'appropriation par Kelley d'objets et de jouets de l'enfance : animaux en peluche, poupées, couvertures tricotées, livres de classe… Ceux-ci, insiste Kelley, ne sont pas tant voués à l'enfant mais à la satisfaction psychologique de l'adulte, la poupée confortant notamment ce dernier dans sa croyance en un enfant innocent, dépourvu de toute sexualité.
Arena Series (1990) démonte ce mythe de manière radicale. Poupées et peluches sont agencées méticuleusement par l'artiste sur de vieilles couvertures, de manière à créer un scénario à caractère souvent obscène. Elisabeth Sussman, commissaire de l'exposition rétrospective consacrée par le Whitney Museum à l'artiste en 1993 et intitulée
Catholic Tastes, note au sujet de
Arena Series : " A travers leur apparence pathétique et abjecte et leurs associations grivoises, les animaux en peluche offrent une critique carnavalesque de l'interaction sociale et révèlent la complexité psychologique qui à toujours défini le travail de Kelley ".
[3] Half A Man comprend également dessins et objets ainsi que d'autres installations telles que
Empathy Displacement Series (1991), présentée à la biennale du Whitney Museum en 1992, où des photos de poupées sont associées à des boîtes posées au sol, symbolisant le cercueil de chacune d'elle.
Craft Morphology Flow Chart (1991), exposée au Carnegie International à Pittsburgh en 1991, consiste, quant à elle, en des séries de peluches allongées, par types, sur des tables pliantes, comme prêtes pour l'autopsie. Dans
Lumpenprole (1991), présentée au CAPC Musée d'art contemporain de Bordeaux en 1992, les poupées et peluches sont dissimulées sous des couvertures, créant des formes biomorphiques, indéfinissables. L'aspect désordonné de ces installations, élaborées à partir d'un principe d'accumulation d'éléments anti-esthétiques, indique un rejet explicite des principes formels de la sculpture minimaliste. Par ailleurs, l'idée d'un homme manipulant de vieilles poupées va à l'encontre de la conception moderniste de l'artiste mâle, travaillant des matériaux industriels pour la création d'imposantes sculptures, et contredit du même coup les théories féministes essentialistes qui eurent un essor particulièrement important à Los Angeles. Mike Kelley déclarera par la suite : " Je refuse de dire que le tricotage n'est que pour les femmes. Cela est sexiste ".
[4] Simultanément à
Half A Man, Kelley réalise en 1988 l'installation
Pay For Your Pleasure, présentée la même année à The Renaissance Society à l'université de Chicago, soulevant, elle aussi, la question de l'identité masculine en se confrontant plus particulièrement au cliché de l'artiste mâle.
En 1985, Mike Kelley fait la connaissance de Paul McCarthy. Leur première collaboration remonte à 1987, lors de la réalisation de la vidéo
Family Tyranny / Cutural Soup où McCarthy incarne un père abusif envers son fils, interprété par Mike Kelley. Le problème des dysfonctionnements familiaux est également abordé par les deux artistes dans le projet
Heidi, réalisé pour une exposition à Krizinger Galerie (Vienne) en 1992. Tirée du livre pour enfants de Joanna Spyri , la vidéo met en scène des marionnettes grandeur nature, filmées dans un décor installé dans la galerie et fonctionnant comme une sorte d'installation. Dans
Fresh Acconci (1995), Kelley et McCarthy reconstituent les performances vidéo de Vito Acconci du début des années 70, mais en les transposant dans un décor de villa hollywoodienne évoquant l'univers de certains films pornographiques.
Sod and Sodie Sock Comp. O.S.O., inspiré par le personnage de bande dessiné Sad Sack, dont la vie quotidienne se déroule dans l'armée, consiste en une moquerie de la vie militaire et du régime disciplinaire tout en évoquant leurs résonances avec les théories modernistes de Clement Greenberg. La vidéo, réalisée par Kelley et McCarthy en 1998, comprend également une installation recréant un camp militaire.
La préoccupation de Mike Kelley pour les questions relatives à l'enfance et l'adolescence dont témoigne ses vidéos, se manifeste également à travers son projet intitulé
Missing Time (1974-1995), ayant pour point de départ le syndrome de mémoire refoulé selon lequel l'individu rejette dans son inconscient toutes les expériences traumatisantes qu'il a subies.
Missing Time comprend entre autres l'installation
Educational Complex (1995), immense maquette de la maison des parents de Mike Kelley et de tous les lieux où il fit ses études, examinant les associations entre espace, architecture et mémoire, et au-delà, la notion de mémoire refoulée.
L'œuvre de Mike Kelley a fait l'objet d'une seconde rétrospective, succédant à celle du Whitney Museum, organisée par le MACBA (Barcelone) en 1997, présentée également à Malmö en Suède, puis à Eindhoven aux Pays-Bas. En 2002, Kelley participe à l'exposition
Sonic Process, au Musée national d'art moderne – Centre Pompidou, pour laquelle il réalise, en collaboration avec Scanner, une série d'enregistrements sonores et vidéo pris dans divers lieux parisiens. Kelley a également été commissaire de plusieurs expositions, dont
Social Distorsions présentée à LACE en 1986, ou encore
The Uncanny qui s'est tenue au Gementeemuseum à Arnhem en 1993. Il a enseigné dans diverses universités américaines, dont UCLA et Cal Arts. Mike Kelley vit et travaille actuellement à Los Angeles.
[1] Interview de Mike Kelley par Robert Storr,
Art in America, Juin 1994, pp. 90-93.
[2] Pour Mike Kelley, le
Poetics Project est " in the end, not so much a portrait of
The Poetics as it is an examination of how history is constructed. And in this examination, hopefully the present historicization of the punk period will be preceived as a war for the control of meaning, a war that one can still fully participate in. This history is not yet etched in stone. "
[3] Elisabeth Sussman, " Introduction ",
Catholic Taste, catalogue d'exposition Whitney Museum of American Art, 1993n p. 16.
[4] Interview
Art in America.
Frédérique Baumgartner