In free fall, 2010

Fichier numérique (ProRes 422 HQ), 16/9, couleur, son, anglais et allemand sous-titré en allemand


In Free Fall est une installation vidéo composée de trois chapitres, produits entre 2009 et 2010. À la crise bancaire de 2008, l'œuvre répond par ce qui semble tout d'abord être une métaphore, celle du crash aérien. Dès l'ouverture, un montage sous adrénaline contraste avec une mélodie chaloupée des Talking Heads. Les images lénifiantes de démonstrations de sécurité aérienne se fondent dans un vertige de crashs sensationnels tirés du cinéma hollywoodien, auxquels se mêlent des vues d'accidents réels. D'un chapitre à l'autre, trois interlocuteurs se prêtent à l'enquête de Hito Steyerl. Dans la première partie,
After the Crash
, un ancien employé de la compagnie TWA [Trans World Airlines] est filmé dans l'aéroport du désert de Mojave, où sont stockés et recyclés les avions hors d'usage. "La ferraille tirée d'un avion vaut peut-être 3 000 dollars, mais je me retourne et j'utilise l'avion dans un film pour 8 000 dollars… tout en préservant la ferraille", explique-t-il. Dans la deuxième partie, Before the Crash, l'artiste confie son script à l'acteur Imri Kahn, filmé devant un fond bleu incrusté. Le récit se concentre sur un avion précis : le 4X-JYI, un Boeing 707-385C construit en 1965 pour la TWA avant d'être acquis par l'armée israélienne dans les années 1970, puis racheté par les États-Unis pour exploser in fine dans le blockbuster Speed, en 1994.



C'est à travers l'essai de Serge Tretiakov, Biographie de l'objet, qu'Hito Steyerl glisse alors vers une personnification de ces machines aux vies multiples. L'année 1929, qui voit la publication de l'essai de Tretiakov, n'est pas seulement celle du premier crash boursier du xxe siècle. Elle a été marquée par un record d'accident d'avions et par la sortie du film d'acrobaties aériennes Hell's Angels d'Howard Hughes, lequel devait ensuite acquérir la TWA. D'autres Boeings 707 de la TWA ont connu un sort plus singulier encore. Le 4X-JYD a été le protagoniste de l'intervention israélienne dans la prise d'otages pour le Front de la Libération de la Palestine à l'aéroport d'Entebbe en 1976 avant de continuer sa vie sous la forme d'un cinéma au Airforce Museum à Hatzerim. Les restes du 4X-JYI, quant à eux, ont été vendus à des entreprises chinoises de recyclage. La troisième partie d'In Free Fall, The Crash, se concentre sur les dernières survivances de l'aluminium usagé. Dans les années 1990, ce déchet de l'aéronautique a été recyclé pour fabriquer, entre autres, des DVD. La parole est alors donnée à Kevan Jenson, chef opérateur employé par Steyerl, qui explique comment la crise de l'industrie cinématographique accélérée par le régime de diffusion du numérique l'a amené à perdre son métier. "Il y avait une forte attente de véracité dans les films", dit-il. "Et l'un des meilleurs moyens pour y parvenir est d'intégrer un écran de télévision dans tout ce que l'on fait. Ainsi, les choses semblent réelles."



Le glissement de l'écriture cinématographique à l'omniprésence d'écrans de médiation, dont on ne sait de quel "réel" ils se prévalent, est un sous-texte permanent dans In Free Fall. Un écran d'ordinateur portable y génère des effets de collage et de mise en abyme, des collusions entre vues documentaires, films de fiction, émissions musicales de télévision et clips de sécurité aérienne, couronnés par une animation numérique bon marché qui propulse dans l'espace cosmique un DVD labellisé du signe yin/yang. "L'aluminium métallique est incroyablement stable. Il est tellement recyclable. Ce qui veut dire qu'il peut être fondu et réutilisé, encore et encore […] pour toujours […] et ressusciter sous une forme nouvelle", enchaîne le mix musical de la bande sonore. Dans In Free Fall, Hito Steyerl émet l'hypothèse d'une objectification généralisée des personnes, fruit d'une concaténation de crises qui entretient un état permanent de chute libre. D'auteule devient une hôtesse de l'air au regard vide pour performer avec Imri Kahn une démonstration de sécurité synchronisée. Entre les plans de steadycam, flottant en apesanteur sur les avions éventrés, et les remixes intempestifs des images et du son qui transforment en haute voltige le suivi du récit, le langage visuel a intégré une perte de toute assise stable. L'idée sera explicitée l'année suivante dans un essai théorique éponyme : "Le temps sort de ses gonds et nous ne savons plus si nous sommes objets ou sujets, tandis que nous tombons à pic dans une imperceptible chute libre [1]."




[1] H. Steyerl, "En chute libre", dans Florian Ebner et Marcella Lista (Eds.), Hito Steyerl : Formations en mouvement. Textes choisis, Edition du Centre Pompidou et Spektor Books, 2021.




Marcella Lista

Août 2020