Have you ever Killed a Bear or Becoming Jamila, 2013 - 2014
Vidéo numérique HD, 16/9, couleur, son, arabe sous-titré français
25 min 25 s
En 2011, Marwa Arsanios débute le projet Al-Hilal, qui rassemble plusieurs travaux conçus à partir d’une relecture et d’une manipulation d’éléments formels et rhétoriques tirés du magazine culturel égyptien du même nom. Elle observe en particulier des numéros des années 1950 et 1960, faisant la promotion du modèle socialiste et moderniste de Gamal Abdel Nasser [1]. La vidéo Have You Ever Killed a Bear, or Becoming Jamila fait partie de ce projet. Son point de départ est l’analyse dans Al-Hilal des nombreuses références et images consacrées aux soldates algériennes de la guerre d’indépendance (1954-1962), et en particulier à Djamila Bouhired, la célèbre combattante du Front de Libération National (FLN) [2].
Dans Have You Ever Killed a Bear, or Becoming Jamila, Marwa Arsanios tente de mettre au jour les mécanismes qui ont fait de Djamila Bouhired une icône des luttes pour l’indépendance. Elle passe pour cela par un décryptage minutieux de l’iconographie et du langage d’Al-Hilal : les occurrences du mot « femme » dans les titres d’articles sont recensées et récitées [3] ; les pages affichant des figures féminines sont montrées par une jeune femme qui les porte devant son visage, tels des masques [4], puis imitées lorsqu’elle pointe son index face à la caméra, mimant les pistolets des soldates imprimées sur les couvertures [5]. Cette jeune femme est une actrice, elle se prépare à incarner Djamila Bouhired dans un remake du film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) ; c’est donc en se confrontant aux représentations de la combattante algérienne au cinéma que Marwa Arsanios poursuit son enquête. Les gestes, les répliques de l’actrice, cadrée le plus souvent en plan rapproché, alternent avec des scènes du film d’origine dont la musique accompagne l’ensemble de la vidéo. « Encore un de ces films » [6], s’exaspère la voix off en arabe littéraire, faisant référence à la profusion d’images et de récits sur Djamila Bouhired [7], qui a participé à substituer à la figure historique un personnage de fiction. En rejouant l’histoire de Djamila Bouhired, et en produisant une nouvelle itération du personnage, Marwa Arsanios ne fait pas qu’éclairer la fabrique de l’icône, elle y contribue en toute conscience. Cela est d’autant plus vrai qu’avant d’être une vidéo, Have You Ever Killed a Bear, or Becoming Jamila a été conçu comme une performance, parfois interprétée par Marwa Arsanios elle-même [8].
Plus qu’un portrait de Djamila Bouhired, Have You Ever Killed a Bear, or Becoming Jamila livre une réflexion sur le jeu : jeu de rôle, jeu d’actrice, mais aussi remise en jeu des faits historiques et de leurs interprétations. Les références, répétitions et imitations dans la vidéo relèvent du re-enactment, un procédé artistique qui permet d’interroger tout aussi bien l’histoire que notre présent [9], et dans ce cas précis il s’agit surtout de penser la place des femmes dans l’histoire. Comme le rappelle la philosophe féministe Geneviève Fraisse à l’occasion d’une conversation avec Marwa Arsanios [10], les combattantes algériennes ont été exclues de l’histoire de la libération de leur pays, bien qu’elles en aient été actrices. En tentant de faire coexister dans un même récit Djamila Bouhired en tant qu’icône et qu’actrice de l’histoire, Have You Ever Killed a Bear, or Becoming Jamila met à l’épreuve et en pratique la capacité de la fiction et de l’art à compléter, voire à suppléer l’histoire, tout en se confrontant à une contradiction majeure : « On veut devenir Jamila, toujours, mais c’est très problématique, très naïf, très nostalgique, c’est toutes ces choses en même temps qu’on ne peut pas se permettre » [11]. On ne peut pas se permettre, de fait, de réactiver des utopies du passé comme le nassérisme, mais Have You Ever Killed a Bear, or Becoming Jamila, et plus ement le projet Al-Hilal, défendent l’importance de leur reformulation, dans l’art, pour réveiller le désir d’une pensée utopique pour le présent.
Outre le film de Pontecorvo, d’autres références étoffent la vidéo. Deux plans fixes sur sa main montrent l’actrice reproduisant des gestes du Hand Movie d’Yvonne Rainer [12], réalisé en 1966 – la même année que La Bataille d’Alger. Chorégraphie minimaliste, le Hand Movie a été créé d’une seule main par Yvonne Rainer alors qu’elle était alitée à l’hôpital, comme une résistance à son incapacité de danser. De plus, la voix off expose un autre récit d’émancipation, plus littéral, sur fond d’images filmées à la lampe torche par une caméra en mouvement, qui se fraye un passage parmi des herbes hautes et des branchages [13]. Une femme raconte comment, dans un camp d’entraînement militaire, elle a décidé pour la première fois de désobéir à ses camarades masculins, et a appelé à tuer un ours, qui, peut-être, était un soldat. Cette anecdote, qui donne son titre à la vidéo, est empruntée à une « amazone » de la garde rapprochée de l’ancien dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi [14]. L’intervention de cette nouvelle locutrice contribue à complexifier la narration : la voix off, en effet, est tour à tour et tout à la fois celle de Djamila Bouhired, celle de la réalisatrice du film, celle de l’actrice qui répète son rôle, celle de la garde du corps de Kadhafi. L’entremêlement des voix et la multiplication des points de vue introduisent une distance par rapport au personnage, et confirment que Marwa Arsanios a avant tout « besoin de Djamila comme d’une possibilité pour penser l’émancipation politique » [15].
Nadine Atallah, 2017
[1] L’un des principaux leaders de la révolution de 1952, Nasser devient premier ministre de l’Égypte en 1954, puis président de 1956 jusqu’à son décès en 1970. Sa politique et son idéologie découlent de l’urgence de bâtir un État-nation fort et de rassembler le peuple autour d’un projet commun, au lendemain de la décolonisation.
[2] Voir notamment Zaydan, Jurgi (dir.), Al-Jaza’iriyat al-basalat [les Algérienne courageuses], Al-Hilal, Le Caire, Dar Al-Hilal, novembre 1957.
[3] Voir la vidéo de 3’31’’ à 3’58’’.
[4] Voir la vidéo de 3’31’’ à 5’06’’.
[5] Voir la vidéo de 7’21’’ à 7’29’’.
[6] Voir la vidéo à 5’40’’, puis 23’05’’.
[7] Djamila Bouhired a été citée dans de nombreux textes et films anticoloniaux. Le cinéaste égyptien Youssef Chahine lui consacre le film Gamila al-Gaza’iriyya [Djamila l’Algérienne] en 1958 cité par Marwa Arsanios dans la vidéo (de 22’04’’ à 22’19’’, puis une image tirée du film est montrée de 22’33’’ à 22’37’’), et Jacques Vergès, avocat à son procès, écrit avec Georges Arnaud le manifeste Pour Djamila Bouhired, Paris, Les Éditions de Minuit, 1957.
[8] La performance a notamment eu lieu au Pinchuk Art Centre de Kiev en 2012, où l’artiste a reçu le Future Generation Art Prize, et au Palazzo Contarini Polignac, dans le cadre de la 54e Biennale de Venise en 2013.
[9] Caillet, Aline, « Le re-enactment : Refaire, rejouer ou répéter l’histoire ? », Marges, 17, 2013, p. 66-73. En ligne : https://journals.openedition.org/marges/153, consulté le 10 juin 2017.
[10] Arsanios, Marwa et Fraisse, Geneviève, « Conversation », dans Suspended Spaces (dir.),Suspended Spaces no 3, Inachever la modernité, Paris, Beaux-Arts de Paris Éditions, 2014, p. 278-291.
[11] Ibid., p. 291.
[12] Voir la vidéo de 17’17’’ à 17’55’’, puis de 21’36’’ à 22’21’’.
[13] Voir la vidéo de 8’10’’ à 13’46’’.
[14] La référence à la garde du corps de Kadhafi apparaît dans le script d’origine de la perform or Becoming Jamila et a été retirée de la vidéo. L’origine de l’anecdote a été confirmée par Marwa Arsanios lors d’un entretien avec l’artiste (Arsanios, Marwa et Atallah, Nadine, entretien à l’atelier de l’artiste, Beyrouth, 13 septembre 2015, n.p.).
[15] Arsanios, Marwa et Atallah, Nadine, op. cit., n.p.