Dengbêjs, 2007

Installation audiovisuelle
1 projecteur, 2, haut-parleurs
1 bande vidéo, PAL, 16/9, couleur, son stéréo, (v.o. sous titrée en anglais)


Les Dengbêj est une installation que Halil Altindere réalise pour la 12e Documenta, en 2007 ; elle est la deuxième proposition que l'artiste avait faite au commissaire de l'exposition. Sa proposition initiale s'intitulait 15 dakikalik özgürlük (Liberté de quinze minutes, 2007) et consistait à faire évader un des prisonniers à vie de la prison de Cassel à l'aide d'un hélicoptère et de lui faire faire un tour au-dessus des lieux de la Documenta, avant de le raccompagner dans sa cellule. Malgré l'avis favorable du directeur de la prison, l'organisation n'a pas réussi à obtenir d'autorisation du tribunal. Mais cette annulation a changé radicalement le sens de sa participation. Etayé par une lecture foucaldienne, le pouvoir critique de 15 dakikalik özgürlük pouvait atteindre la civilisation occidentale. Les Dengbej est un travail axé plutôt sur les questions relatives à une certaine géographie, même si par le biais de l'anthropologie, il relève des sujets universels de mémoire et de transmission.



Le mot " Dengbêj " désigne dans la tradition kurde celui qui anime la voix ; les dengbêj sont alors les troubadours kurdes ayant des capacités exceptionnelles de mémoire, qui assurent la transmission de l'histoire, de la culture, des légendes et des traditions au sein d'un peuple privé de sources écrites. Ils sont à la fois témoins et narrateurs, poètes et compositeurs. Ils ont souvent une voix exceptionnelle, maitrisent parfois un instrument de musique pour accompagner leur prose même si la mélodie n'a qu'un caractère vocal. Ils sillonnent les territoires kurdes, de ville en ville, de village en village pour transmettre leurs récits qui durent habituellement quelques heures mais qui peuvent s'étaler sur plusieurs jours.



Dengbej de Halil Altindere montre un intérieur traditionnel kurde d'un chalet en bois ; une demi-douzaine d'hommes âgés de 35 à 60 ans, en l'occurrence des dengbêj, assis par terre autour d'une large table basse récitent leurs poèmes. Le plancher et une partie des murs sont couverts de tapisseries aux couleurs vives, ornées de motifs traditionnels ; quelques poteries sont accrochées de part et d'autres. Les dengbêj commencent à citer leur récit, sans précipitation, avec une certaine gravité ; l'artiste leur demande de performer spontanément. Alors que, dans leur prose, ils abordent souvent les sujets politiques, devant la présence des caméras et l'éventualité de voir l'œuvre finie exposée en Turquie, voire à Diyarbakir ils se concentrent plutôt sur les sujets de l'amour et de la bravoure.



Après cinq chants, un des dengbêj sort fumer une cigarette. La caméra commence à reculer ; les bruits urbains de trafics se font entendre. Le spectateur découvre lentement l'extérieur du chalet qui se trouve, non dans une colline, mais en plein centre-ville, au toit d'un bâtiment récent à l'architecture tout à fait moderne.



Certes, du point de vue anthropologique, l'installation de Halil Altindere est un précieux travail qui attire l'attention sur le patrimoine sonore kurde en perdition ; le nombre de dengbej diminue de décennie en décennie, et les jeunes n'abordent plus certains sujets comme les légendes populaires. Mais à côté de sa valeur documentaire, elle met l'accent sur la fragilité d'une situation, par un jeu de symboles et par la mise en scène. Le chalet en bois qui paraît solennel quand il est rempli des chants des dengbej et de toute sa décoration traditionnelle n'est finalement qu'un îlot coincé, presque incongru dans l'architecture urbaine. La fragilité est aussi celle de la langue. La transmission de la littérature et la culture kurde était assurée uniquement par la parole ; or, la langue kurde a été sujette à de nombreux interdits tout au long de son histoire, et même très récemment en Turquie. La fragilité n'est donc pas sans rappeler la situation des kurdes dans la Turquie contemporaine.


Yekhan Pinarligil

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