Faceless, 2007
Betacam numérique PAL, couleur, son
L'Angleterre détient le record de la plus forte concentration de caméras de surveillance sur un territoire. Le développement des nouvelles technologies numériques a permis la mise en place d'un matériel sophistiqué pour surveiller les habitants, parfois à leur insu. Une législation a été mise en place afin de garantir aux individus un accès à leurs traces numériques, mais aussi afin de protéger leurs vies privées.
A partir d'une analyse de ce système de lois, une série d'expériences a été menée par Manu Luksch, sous le nom de Spy School en 2002, dont la démarche consistait à "regarder ceux qui nous regardent". Ce projet a été suivi par la rédaction du Manifesto for CCTV [1] filmmakers. Ce texte propose aux réalisateurs de faire des films sans matériel propre mais avec les enregistrements des caméras de contrôle repérées dans la ville. Après demande écrite, toute société de surveillance a pour obligation, contre une rétribution de dix livres, de fournir les données sur lesquelles le demandeur apparaît en sauvegardant l'anonymat des autres personnes présentes à l'image. C'est en suivant les règles du manifeste, qu'a été réalisé le moyen métrage Faceless. Ce film de science-fiction envisage une société dominée par sa peur. Un contrôle permanent a fait disparaître la notion d'identité et d'histoire, pour mettre en avant un présent perpétuel fragmenté, qui permet de prévenir toute forme d'angoisse grâce à un maintien constant dans le temps immédiat. La trame du film fonctionne comme une tautologie du fonctionnement de la vidéosurveillance, qui est un double de la réalité sans identité, puisque tous les visages sur l'écran sont recouverts de pastilles afin de préserver l'anonymat. L'héroïne (l'artiste elle-même reconnaissable à l'écran grâce à une combinaison blanche), auparavant sans visage ni vécu, à l'image de l'ensemble de la société, retrouve par bribes son histoire, lorsque les traits de son visage réapparaissent graduellement dans les reflets. En découvrant son passé, c'est le désir d'un lien aux autres qui la hante ; elle cherche alors son enfant qui lui a été retiré. Pour l'artiste "la surveillance est l'opposé du dialogue" [2], elle entraîne donc cette déshumanisation, que l'artiste met en scène avec les outils de la société paranoïaque.
En disposant de cette immense base de données que représentent les visuels de caméra de surveillance, Manu Luksch joue avec l'accroissement phénoménal du flux d'images, qui dépasse la possibilité même d'être visionné. Cette base de données est pour l'artiste un "ready made légal", qui permet de réaliser à moindre coût un film, en contournant le système de production du cinéma. En gardant l'image brute avec les inscriptions apparentes – timecodes, localisation, etc. –, Manu Luksch inclut le spectateur dans le système de surveillance. Les données inscrites à l'écran perturbent la continuité narrative en affichant des sauts dans le temps. La qualité médiocre de l'image est hétérogène, passant du noir et blanc à la couleur, de la surexposition à l'image tramée. La ville, elle-même sans qualité ni harmonie, faite de couloirs, de parkings ou encore de centres commerciaux, perd son identité. On entre dans un univers troublant, où la paranoïa dirige le monde.
Patricia Maincent
[1] La CCTV (Closed-Circuit Television) désigne les systèmes de vidéosurveillance.
[2] Entretien avec Marie Lechner, Libération, 19 septembre 2007.