Dans la vision périphérique du témoin, 1986
2 moniteurs, 1 synchroniseur, 1 fauteuil « conversation »,
2 bandes vidéo, PAL, couleur, son (fr.), 2 vidéos de 6'55 en boucle 8 fois sur 55'14
Le sens du possible tel que Robert Musil le définit dans son roman L'Homme sans qualités, soit " la faculté de penser tout ce qui pourrait être‚ aussi bien ", ce sens se répand à travers l'installation Dans la vision périphérique du témoin de Marcel Odenbach : d'abord en tant que programme explicite, évoqué au cours d'un dialogue, ensuite en tant que disposition créatrice de la figuration plastique et architecturale. Ulrich, cet homme du possible, homme sans qualités dont Odenbach semble vouloir mettre en scène un revenant structurel, est marqué par une prolifération des idées "privée de centre". Peut-être s'agit-il d'imaginer ici, tout comme Ulrich dans le roman, "des pièces irréalisables, des chambres tournantes, des installations kaléidoscopiques, des changements à vue pour l'âme". Le jeune personnage baroque d'Odenbach est à la fois un homme du passé et du présent, un personnage qui pense par déplacements : comprendre Sans-Souci à Versailles, des gratte-ciels par des demeures impériales, ou encore la circulation par la marche. Le sens du possible lui permet de reconsidérer le temps. Et si cet homme du possible est le témoin par excellence, qui se distingue par ce que Musil appelle un "passivisme actif", son champ de vision devient le lieu privilégié d'une permutation des idées et des formes. L'installation Dans la vision périphérique du témoin se présente tout d'abord comme un dispositif spatial qui vise la théâtralisation. Celui ci met littéralement en jeu l'idée de l'agencement d'une vision par l'encadrement de la place du spectateur. Une chaise double du genre "conversation" invite les spectateurs-visiteurs à prendre place l'un à côté de l'autre, mais chacun orienté dans le sens opposé, vers un moniteur. Il faut se tourner pour faire la conversation, comme il faut se retourner ou changer de place pour apercevoir l'autre bande-vidéo, dont la bande-son se superpose avec celle qu'on a devant soi, et formant d'autant plus un mixage de bruits, de musiques et de voix. Les deux bandes proposent chacune un dispositif de triple vision. Un champ "classique" d'image est divisé en son milieu par un bandeau-image vertical qui le coupe en deux et crée une sorte de faille. Deux à trois plans sont de cette manière rendus coprésents, sous une forme de tripartition. Ainsi, un plan ne se montre à l'œil-témoin-caméra que par ses parties périphériques, tandis qu'un autre n'est visible que par sa partie centrale. Raymond Bellour a considéré cette structure fondamentale dans l'œuvre vidéo de l'artiste comme "forme bandeau", et Paul Virilio l'a appelée "la fente de visée". À partir de ce système de division triptyque par volets, Odenbach choisit sur les deux bandes-vidéo de l'installation une sorte de variation minimale portant sur des effets plastiques de mouvement, de couleur et de lignes. Comme dans la musique polyphonique d'un concert de J.-S. Bach, que Odenbach fait jouer dans ses résonances multiples, il y a dans les deux bandes-image une structure qui semble se plier à des lois architecturales, à des effets de renversement et de modulation orchestrant les motifs selon un art combinatoire. La première bande-vidéo confronte deux séries de travellings : d'un côté, un homme (l'artiste même), montré de dos, courant au ralenti et à contre-courant des voitures, au milieu d'une rue parisienne très fréquentée ; de l'autre, une avancée dans les ailes et les galeries de Versailles, intégrant et perdant au fil du parcours des personnages variés, contemporains d'abord, puis costumés. Les mouvements de la caméra, des corps et des voitures se répondent par la forme-bandeau dans un flux d'apparition et de disparition. L'alternance dans la répartition des images-bandeaux, entre ce qui est rendu périphérique et ce qui est rendu central, donne l'impression que le spectateur revoit les même scènes sans pour autant revoir le même champ de vision. La deuxième bande-vidéo confronte des images et des sons d'origine plus hétérogène, mais crée, par la ressemblance structurelle des mouvements et des motifs, le même type de rythme et de symétrie que la première. L'opposition entre marges et centre est soulignée par une opposition entre effets documentaires et effets de fiction. La ville, suggérée par un montage de façades, de fenêtres, de scènes de rue et de foule, défile en noir et blanc. Elle passe d'abord dans les parties périphériques de l'image, produisant parfois des effets kaléidoscopiques. Au milieu, dans la fente de ces caches symétriques, surgissent en couleur deux hommes en costume baroque, arrivant et s'éloignant devant une caméra fixe installée dans le jardin de Versailles. Un jeune homme fait à son aîné un éloge du témoin, en insistant sur l'idée musilienne de la lenteur et du possible. À cette réflexion sur la perception, les parties périphériques de la ville correspondent étrangement. Elles se donnent comme un choix, par la variation de motifs semblables. À la fin de la boucle (s'il y en a une), la ville passe au centre et le réel rejoint le possible. Une autre fiction est évoquée par un mode de hors-champ, celui de la bande-son. Aux murmures documentaires de la ville s'ajoute la voix d'une femme menacée, sortie d'un thriller. Cette évocation hitchcockienne vise la fonction fondamentale du hors-champ au cinéma, où la relation entre visible et non-visible structure l'imaginaire du spectateur. On peut se demander si chez Odenbach, par l'usage multiple des caches et des contre-caches, le hors-champ s'abolit. Mais on peut également supposer que, par l'insistance sur la forme de la fente, il ne fait que se dédoubler, pour rendre le centre de la vision ambigu. Cet effet-vidéo, on pourrait l'appeler "double entendre", ou, avec Musil, "aussi bien".
Christa Blümlinger