Passage, 1987

1 vidéoprojecteur, 1 écran, 1 ordinateur,
1 bande vidéo, NTSC, couleur, son stéréo, 26’ (durée ralentie à 6 h 30)


Ce pourrait être le fragment d'un labyrinthe. Une seule personne à la fois s'engage dans le corridor initiatique qui relie l'extérieur et l'intérieur pour mener à un cul-de-sac, l'espace de l'image. Tel est le premier passage, littéral. L'autre passage est celui du temps. Le temps de l'image et de sa perception, de son déploiement. C'est aussi le passage d'un âge à l'autre, marqué rituellement par l'anniversaire. Ici celui d'une petite fille de quatre ans. Le parcours de cet obscur couloir nous fait naître à une image immense (5 x 3,5 m) qui bloque toute issue pour offrir des voies imaginaires, ouvrir un passage mental au corps. On pénètre dans cet espace d'image comme à l'intérieur de nous-mêmes. Là où la perception du monde serait différente. C'est une expérience psychique et sensorielle qui est alors proposée au visiteur. L'écran a la taille du mur, l'image "est" le mur, leurs bords coïncident. Ils s'hybrident en un obstacle immatériel. Une image-architecture, tel un ciel qui ne se traverserait pas. Le mur en face est si près que le spectateur se trouve saisi par la projection qui le domine. Ni recul ni avancée possibles. La distance du regard est abolie. Le corps est immergé, sans recours, dans l'image qui inonde la pièce étroite. Une pièce qu'il vaudrait mieux appeler l'épaisseur de l'image, sa zone de lumière. Si dans le couloir le visiteur n'en apercevait qu'un fragment central, ici elle se livre entière mais jamais dans sa totalité. Elle n'est plus soumise à d'autres découpes que celle du regard, interdisant toute vue d'ensemble. Ce n'est plus le corps mais les yeux qui sont incités à une extrême mobilité. Le processus habituel de la vision est mis en scène, amplifié. Seule la mémoire permet de constituer une vision globale. Le cadre est trop vaste pour servir de repère. Le hors-champ s'annule pour faire place aux seuls débordements de champ. La vision périphérique l'emporte et le spectateur saisit vite que bouger ne servirait à rien. Il peut choisir un coin d'image, une entrée quelconque, et accepter de voir moins pour voir plus. À l'échelle de l'image, qui accule le visiteur au fragment, s'ajoute une dilatation extrême du temps, où se manifeste la transition même [1]. Tirée vers la stase, l'image se déploie trame par trame, elle se livre par saccades, redoublant le procès même de l'œil qui la contemple. Ce n'est plus le mouvement de l'action qui attire l'attention mais le mouvement même de l'image, la manière dont elle arrive. Déplacée, chassée hors du cadre comme une scène de synthèse que l'on explore ou des images de surveillance saisies dans un recadrage permanent, elle arrive de tous côtés, afflue sur nous, telle une vague très lente. […] Le son, soumis au même ralentissement, contribue à tenir le système nerveux en alerte et à faire dériver l'image. De ces durées étirées naissent d'étranges silences, de longs grondements assourdissants, ou des sortes de hurlements qui démentent les apparences. Le bonheur d'un anniversaire est contredit par un grincement d'enfer. […] Si l'on peut jouir pleinement, tout contre l'écran, de cette perte de la maîtrise habituelle de la représentation, le dispositif de Passage ne se négocie pas. Il aspire le visiteur dans l'image tout en le maintenant sur le seuil. […]



Anne-Marie Duguet

(extrait du catalogue Passages de l'image, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1990)



[1] La bande originale de 26 minutes est ralentie à 1/16' de sa vitesse normale et dure 6 heures 30.