J'ai même gardé mes chaussons pour aller à la boulangerie, 1993

6 moniteurs, 6 socles de tailles différentes, 5 bandes vidéo, PAL, 4/3, couleur, son, ± 4’ (fr.)


Si Sorin s'inspire du cinéma burlesque américain, et également de celui de Jacques Tati, c'est pour en extraire des situations, pour en prolonger parfois l'esprit. C'est aussi pour créer une distance, afin de nous provoquer dans notre rapport à l'image, de convoquer l'instabilité comme un élément récurrent de la fiction, mais aussi de ce réel qui nous entoure et nous envahit à l'excès. J'ai même gardé… stigmatise cette volonté de parcelliser l'image, d'élargir le champ de vision, et de déstabiliser le spectateur. L'accès à l'image semble chaque fois condamné à suivre un scénario où l'accident, la chute, se répètent inlassablement, où les corps multipliés vibrent de trop de défaillances, de distorsions, de décalages. On pourrait dire : Pierrick Sorin a inventé une sorte de anti-héros confident de nos propres craintes, complice de nos petites saletés, sujet du déplaisir. Sujet à des vertiges qui le dépassent, à la recherche d'un alphabet qui craque entre ses dents, adulte impuissant comiquement perché sur le déclin de son adolescence. Soit : six moniteurs composent les réceptacles d'une vidéo qui passe en boucle, perturbant le flux narratif, créant des juxtapositions, entraînant des lectures improbables, brisant la linéarité pour laisser voir une succession indisciplinée de gestes, de mots étouffés, avec un rythme volontairement syncopé, provoquant un beau désordre dans l'organisation d'un récit qui tente de se faire entendre. Le spectateur est ainsi invité à recomposer une histoire à partir des fragments qui lui sont offerts, comme à travers les bris d'un miroir il chercherait à ressouder sa propre image. Tentative comique et désespérée, le personnage se propose de nous livrer contre son gré des secrets qui se révèlent d'une sordide débilité, alors que tombent sur sa tête des livres, infirmant le désir de confidence, déjà contrarié. Devant ces écrans où se déroulent ces catastrophes élémentaires, on se surprend à songer à la fin des mondes, orchestrée par quelque scénariste de science-fiction, mais ici sans grands moyens. La bonne blague pourrait à tout instant se transformer, et devenir cruelle. À se tenir tel un demeuré, le pantin qui s'exprime si mal et si difficilement évoque la victime d'un crime, égaré dans le flot des images qui passent. Mais rien ne nous dit ici que le livre est censé transporter avec lui la somme des savoirs, et il serait hâtif d'en déduire qu'il tremble de tout son poids pour anéantir l'ignorant qui s'affaisse. Ce dont nous sommes spectateurs tourne malgré tout autour de la figure de l'analphabète, dilapidant son énergie et succombant sous les coups d'une bibliothèque qui s'effondre. Ce qui est montré ici, nerveusement, c'est un glissement, c'est une amputation. Le récit est en attente d'une image – ou c'est le contraire : l'image est incomplète, elle a besoin d'une décomposition pour combler un manque, celui d'une parole qu'on a effacée, ou anéantie. Celui d'un corps qui s'est brisé.




Pierre Giquel