Requiem pour le XXe siècle, 1994
Bande vidéo Bétacam SP numérisée et restaurée
Réalisée en 1994, la vidéo Requiem pour le XXe siècle appartient au « Cycle de l’Ange » débuté en 1985 par les artistes Maria Klonaris et Katerina Thomadaki. Le point de départ de ce cycle artistique est une photographie médicale en noir et blanc d’une personne intersexe nue et les yeux bandés [1] que Maria Klonaris découvre dans les archives de son père, chirurgien gynécologue et obstétricien à Alexandrie, quand elle est encore adolescente. À partir de 1985, cette photographie devient l’« image matrice » [2] à partir de laquelle se développe tout le cycle. Celui-ci est constitué d’une série d’œuvres réalisées dans différents médias : photographies, performances, installations, vidéos, animations par ordinateur, pièces sonores, émissions de radio, livres d’artiste, textes théoriques, etc.
Sur la musique lancinante du compositeur grec Spiros Faros, les artistes confrontent la figure de l’Ange à des images d’actualité de la Première et de la Seconde Guerre mondiale retravaillées et modifiées par des procédés optiques et électroniques. L’Ange apparaît ainsi en surimpression à des images de réunion de militaires nazis, de bâtiments détruits ou de champs de batailles. C’est aussi un corps attaqué, traversé par des chars d’assaut ou par des soldats à cheval qui se présente sous nos yeux. Image fantomatique, il devient un corps incendié à l’instar des livres brûlés des scènes d’autodafé. Plus loin, il s’efface et laisse sa place aux cadavres jonchant le sol que les artistes parent électroniquement de fleurs. Corps immatériel, il sert enfin de surface de projection nous donnant à voir des images de personnes déplacées et fuyant la guerre, de champs de barbelés, d’explosions d’obus, de mères éplorées et de raids aériens.
Le duo Klonaris/Thomadaki réalise avec cette vidéo une véritable « prière pour les morts » des différents conflits du 20ième siècle et de ceux à venir. « Un sujet différent et nu, les yeux bandés, est assailli par la violence constamment réitérée de la guerre. Conscience errante et immobile, face aux événements qui explosent devant son regard aboli, il devient tour à tour observateur, témoin, victime, juge, corps différent persécuté, savoir brûlé, corps irradié, scène de la mémoire » [3], écrivent les artistes. Témoin aveugle des atrocités de la guerre, il est le symbole de tous les « corps dissidents » persécutés par les nazis et par les différents régimes totalitaires et génocidaires. Par sa présence, il nous rappelle également le sort qu’a réservé la médecine occidentale aux corps intersexes au cours du 20ième siècle, leur imposant des mutilations. Depuis les cieux, l’Ange contemple les horreurs commises par les hommes. Son bandeau sur les yeux, il prend les traits de Thémis, la déesse grecque de la Justice et devient juge. Ses yeux bandés nous renvoient à notre propre aveuglement, devant « un monde auquel on ne peut plus faire face » [4].
Marie Vicet
Janvier 2025
[1] La présence du bandeau sur cette photographie est dû à l’ancienne coutume médicale de couvrir les yeux des patients pour en préserver l’anonymat.
[2] Ce concept a d’abord été théorisé par Edmond Couchot. Il s’agissait pour lui d’une image que l’on peut mettre en mémoire, dupliquer, transmettre ou transformer grâce à l’informatique. Pour Klonaris et Thomadaki, ce concept est lié « à leur travail sur l’intériorité et la projection ». Elles déploient cette « image-matrice » au sein d’un même cycle sur différents médias. Voir Cécile Chich, « “Tous les corps de mon corps.” Le Cinéma corporel de Maria Klonaris et Katerina Thoma », dans Cécile CHICH (dir.), Klonaris/Thomadaki, le cinéma corporel : corps sublimes/intersexe et intermédia, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 114-115.
[3] Klonaris/Thomadaki, « Archangel Matrix, Dispositifs méta-photographiques », Le Cycle de l’Ange. Archangel Matrix, Paris, A.S.T.A.R.T.I., p. 19.
[4] Marie-José Mondzain, « Figures de l’altérité et de l’écart dans l’œuvre de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki », dans Marina Gržinic (dir.), Stranger than angel: Disidentska telesa, Corps dissidents, Dissident Bodies, Ljubljana, Cankarjev Dom, 2002, p. 61.