Mystère I : Hermaphrodite endormi.e est l’œuvre inaugurale du « Cycle des Hermaphrodites » que les artistes Maria Klonaris et Katerina Thomadaki débutent en 1982. Le cycle doit son nom à la sculpture romaine de l’Hermaphrodite endormi conservée au musée du Louvre [1], figure de synthèse entre le masculin et le féminin pour Klonaris et Thomadaki. Après deux premiers cycles artistiques, La tétralogie corporelle (1975-1979) et Le Cycle de l’Unheimlich (1977-1982), centrés sur l’autoreprésentation et le corps féminin, elles abordent avec ce nouveau cycle « la question de l’androgynie comme constituante de chacun des sexes. [2] »
Conçue dans le cadre de la 12ième Biennale de Paris, cette œuvre marque le passage de la projection/performance multi-écrans qu’elles pratiquaient jusqu’alors à l’installation environnementale multimédia. L’environnement occupait un espace rectangulaire de 30 mètres sur 6 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et comprenait la projection de diapositives de la sculpture romaine photographiée sous différents angles, d’images des deux artistes, de boucles de films Super 8 ainsi que divers objets, le tout accompagné d’une bande sonore dans un esprit de cinéma élargi.
Les artistes avaient organisé l’espace comme un parcours en trois parties afin de permettre au visiteur de s’immerger progressivement dans l’œuvre et de créer son propre cheminement. Le son tenait ici une place essentielle et avait été pensé par Klonaris et Thomadaki comme le médium principal de l’œuvre [3]. D’une durée de 75 minutes, la bande sonore était diffusée par 20 haut parleurs répartis sur toute la longueur et de chaque côté de cet espace rectangulaire. Celle-ci est composée de boucles de musique baroque remixées, de bruitages et de textes : « Chants baroques de hautes contre, suite pour violoncelle seul de J.S. Bach, chants grégoriens et voix des artistes sont traités par des effets numériques de répétition et autres procédés, permettant un traitement circulaire du son. [4] »
Le public était d’abord accueilli par une grande projection du visage de l’Hermaphrodite endormi avant d’entrer dans le premier espace. Arrivant dans l’espace central, il était ensuite entouré de projections qui permettaient une immersion complète : « des autoportraits fixes des deux artistes habillées en style baroque avec des étoffes dorées et tenant des objets en cristal, des projections croisées d’images nocturnes de la Place de la Concorde. Au sol, sur un grand écran en forme de trapèze, sont projetées des formes abstraites de tracés de lumière. Des surfaces en plexiglas disposées sur les cloisons reflètent les projections, tandis qu’un grand écran en tulle crée une séparation semi transparente entre cette pièce et la troisième. Sur cet écran, dont la texture permet d’obtenir des effets de moirage et d’hologramme, est projetée une photographie de la statue de dos. [5] » Enfin, dans la troisième salle, le public était entouré par l’image démultipliée de l’Hermaphrodite par des effets de projections. Les artistes avaient conçu leur œuvre de manière à ce que les visiteurs puissent apercevoir la totalité de l’espace depuis la dernière salle avec une volonté de le plonger dans un espace temps nouveau : « l’œuvre travaille les idées de double, de réalité-imaginaire, de matériel immatériel. Le temps n’est plus linéaire, mais circulaire, infini, entre immobilipétition. [6] » Dans cet environnement, les différents sens des visiteurs étaient sollicités : la vue par les multiples projections, l’ouïe par la musique diffusée et jouée en direct, ainsi que l’odorat par la présence de roses sur le sol dans le deuxième espace. Le public était amené à les convoquer durant sa visite et dans son cheminement dans l’environnement. Les images de la sculpture romaine se dématérialisant par la projection le transportaient dans une dimension onirique. L’Hermaphrodite devient le symbole de l’incomplétude à laquelle se confronte le visiteur, la statue antique n’offrant à chaque fois qu’une partie d’elle-même au regard du public.
Marie Vicet
Février 2025
[2] Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, « Doubles et Insoumis.es du genre. Intersexualité et intermédia », dans Christine Buci-Glucksmann (dir.), L’art à l’époque du virtuel, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 211.
[3] L’environnement était co-produit par la « Section son » de la XIIe Biennale de Paris. Voir aussi Nicole Brenez, « Entretien avec Maria Klonaris et Katerina Thomadaki : rites de l’intelligence et films cultes », dans Marina Gržinic (dir.), Stranger than angel: Disidentska telesa, Corps dissidents, Dissident Bodies, Ljubljana, Cankarjev Dom, 2002, p. 93.
[4] Simonetta Cargioli, « Klonaris/Thomadaki : du cinéma élargi aux environnements de projection », dans Cécile Chich (dir.), Klonaris/Thomadaki, le cinéma corporel : corps sublimes/intersexe et intermédia, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 152.
[5] Ibid., p. 153-154.
[6] Ibid., p. 154.