Lili m'a dit, 1997

Betacam SP PAL, 4/3, couleur, son


Une table de petit déjeuner, au premier plan un bout de bol, derrière une femme, Lili, femme sans tête, décadrée mais qui parle. Le mouvement de ses mains accompagne ses paroles en des gestes suggestifs, comme un mime. Les doigts au centre de l'image sont nerveux, le discours est agité, Lili fait de la psychanalyse sauvage. Comme toujours chez Bartoloméo, on prend la discussion au vol, un échange qui confronte le soliloque d'une femme et l'autisme d'un "homme à la caméra".


Lili : "[…] c'est pour ça qu'après l'homme il a peur de la femme… tu te rends compte de la toute-puissance de la mère… du ventre… il a tout dans le ventre, pourquoi il sortirait le bébé alors ?… il est bien dans le ventre de la mère… pourquoi il sortirait vers la souffrance dehors ?… […] où tout d'un coup il est détaché… où son corps est en morceaux ! il est plus lié à la mère… il faut qu'y ait quelqu'un, justement l'homme, pour l'aider à se couper complètement au moment où on coupe le cordon pour te dire : maintenant tu es libre, t'es pas rattaché à elle pour toujours… non, on le colle à la mère, le bébé ! mais il a aucune chance après toute sa vie… c'est normal qu'il ait la haine des femmes parce qu'il peut jamais être libre… […] tous les hommes sont pareils ils ont tous été élevés dans le truc... la Mère… il faut la protéger la Mère ! la Mère avec un grand M ! y en a même qui ont fait des tableaux de merde, là !… celui qui…


Joël, voix lointaine sans conviction : Ho ! arrête… 
Lili : […] celui qui… non mais quand j'y pense ça fait trop de mal… tout simplement… il faut relativiser tout ça… c'est marrant parce que le hasard j'ai été au musée, y en a un qui a fait les tableaux de la maternité… elle soupire… faut arrêter avec ça, c'est pas si beau que ça !


Lili, exaltée, continue à discuter sur la dépendance à la mère, sur la perte d'estime de soi, sur la paternité des hommes. Un quart d'heure où la voix lancinante prend des allures de derviche tourneur, ivre du besoin de communiquer, elle tourne en rond, ressasse, soûle. En 1994, Joël Bartoloméo s'expliquait sur ses oeuvres en ces termes : "Mon point de vue est avant tout esthétique, je m'intéresse beaucoup moins à ce que dit Lili. Je décide qu'il y a toujours un début, un milieu, une fin et un fondu au blanc ou au noir suivi d'un épilogue, c'est une tranche de vie." Lili trouve son interlocuteur "absent à lui-même" et persiste dans son bavardage. Parfois elle lance un regard vers la caméra, lasse, elle n'en poursuit pas moins son flot de paroles, si la caméra est elle aussi "absente à elle-même" au moins elle enregistre, elle "écoute". Elle semble se libérer devant la caméra, incarner à la fois le rôle de la femme, de la mère, de la muse, de l'actrice. Une schizophrénie au quotidien, une sorte de jeu tacite entre l'artiste et son modèle ; avec naturel, Lili poserait presque.


Pour autant, le cadrage de Lili reste toujours approximatif, comme désintéressé de sa présence charnelle. Bartoloméo - hors du temps - filme et cherche à capter des "souvenirs au présent". La caméra embrasse des mouvements à 360°, un balayage complet de la cuisine qui s'arrête quelque temps sur l'un des protagonistes pour bientôt repartir. Joël Bartoloméo ne regarde pas dans le viseur. C'est le regard indiscret de la mécanique qui fouille l'intimité.


En 1997, Joël Bartoloméo déclare : "Quand je revois ces moments-là, on fonctionne tous les deux sur un déficit de personnes, elle a l'impression de ne pas exister et, moi, j'ai l'impression de ne pas être là." La caméra fait sentir sa présence. Lili dira même : "Ça a changé ma vie. Je me suis vue, ça change tout, on devient conscient de soi." Cette prise de conscience arrête parfois le discours de Lili.


Plan un : Lili : filme pas, j'ai pas envie. Joël : je filme pas.
A bout de bras, il fait tourner la caméra sur elle-même, Coline (leur fille) et lui entrent dans le champ.
Plan trois : Lili : faut arrêter… moi je peux pas.
La caméra balaie l'espace.
Lili
 : Arrête avec ça !
Plan six : Lili : […] on comprend aussi… Non, mais arrête de me filmer, ça me fait chier, hein !… on comprend aussi que dans la Bible ils ont dit que l'homme et la femme étaient séparés, c'est-à-dire y a Adam et y a Eve… mais en fait c'est faux, on a Adam et Eve à l'intérieur de soi…


Malgré cette gêne, Lili continue à discourir. Dans son journal, Joël Bartoloméo note le 20 mai 1995 : "Lili elle se sent comme une mouche dans un bocal, elle voudrait casser la vitre, je me sens comme une mécanique qui enregistre, je la sens torturée à l'extrême, j'ai peur qu'elle n'explose, elle est comme une peau retournée, un animal attaché à une chaîne trop courte, j'ai l'impression que je tiens la chaîne." [1] A chaque remontrance de Lili, la caméra donne du lest, "coupe le cordon", elle tourne dans l'espace. Lili est sous la pression constante de cette caméra omniprésente dont l'esthétique n'est pas sans faire penser à une sorte d'automation de la perception à usage domestique [2]. Une manière d'être contemporaine de la multiplication de la télésurveillance qui guette inlassable l'inattendu, l'impromptu, ce qui pourrait survenir inopinément, ici ou là, un jour ou l'autre [3]. La question cruciale pour Joël Bartoloméo reste : "Quand est-ce que l'on déclenche et pourquoi ?" On se pose aussi la question de la présence de l'artiste, tant sa participation semble ténue. Dans ces oeuvres, l'artiste se situe régulièrement hors cadre et jamais juste derrière sa caméra.


Lili : Et toi quand tu navigues de Coline à moi, tu es où toi ?…
Joël : Moi, j'enregistre… j'enregistre tous ces discours…
Lili : Et puis tu es où toi ?
Coline : il est au milieu…
Lili : Tu es absent, finalement tu n'es ni avec l'une ni avec l'autre…
[…]
Coline : …il est pas là, il est en train de filmer…
Joël : Moi je suis loin…


La caméra balaie l'espace… Lili est ici et maintenant. Joël Bartoloméo traîne quelque part dans les souvenirs de son présent.


Lili : …tu es absent … enfin je veux dire absent à toi-même… Tu es prisonnier du ventre de ta mère…


Dominique Garrigues


[1] Maintenant ou jamais, journal de Joël Bartoloméo, Paris, Alain Gutharc, 1997.
[2] Etrangement, la logorrhée de Lili recoupe cette esthétique quand elle parle de l'éducation : "[…] y a des bonnes et des mauvaises limites quand on est pas cadré…"
[3] Paul Virilio, La Machine de vision, Paris, Galilée, 1988.