Judy Spots, 1995

Betacam SP PAL, 4/3, couleur et noir et blanc, son


Dès le début des années 1990, Sadie Benning met en scène dans ses vidéos un univers très personnel à l’opposé des stéréotypes diffusés à la télévision, prenant notamment à contrepied l’image normée de la femme véhiculée par les médias de masse. Iel se filme ainsi seul·e, dans sa chambre, se confrontant à la culture et aux images véhiculées par la télévision commerciale de l’époque. Mais loin de les rejeter totalement, l’artiste explique avoir regardé la chaîne musicale MTV aussi loin qu’iel se souvienne :  « J’y ai été plongé·e durant toute mon enfance. Cela a vraiment aidé beaucoup de gens de ma génération à voir les images de manière totalement différente. Pour moi, un bon clip vidéo est de l’art. [1] » MTV fait ainsi partie des nombreuses influences qui apparaissent dans le travail de l’artiste au début des années 1990. Aussi, quand la chaîne musicale lui passe commande en 1995 d’une série de cinq spots vidéo, diffusée en 1998 dans le cadre d’une collecte de fonds intitulée « Ain’t Nothin’ But a She Thing » pour la fondation Ms. For Women [2], c’est l’occasion pour Benning de créer et de diffuser ses propres images à la télévision. Cette commande compte alors parmi les quelques incursions d’artistes plasticiens sur la chaîne états-unienne, incluant les MTV Art Breaks (1985-92) [3] ou encore l’émission Andy Warhol’s Fifteen Minutes présentée par l’artiste Andy Warhol de 1985 à 1987. 



Intitulées The Judy Spots, ces cinq courtes vidéos de deux à trois minutes chacune mettent en scène Judy, une adolescente triste et opprimée faite de carton et de papier mâché, inspirée du personnage du célèbre duo de marionnettes britannique Punch et Judy. Si Benning s’éloigne ici de l’autofilmage utilisé à ses débuts, iel dote néanmoins son personnage de préoccupations très proches des siennes, usant même de références à caractère autobiographique [4]. Dans ces courtes saynètes, Judy s’interroge sur sa place dans la société à travers plusieurs expériences : elle exprime sa tristesse dans « Judy Feels Sad », relate les exigences d’une société formatant les personnalités au sein d’emplois répétitifs et aliénants dans « Judy Hates Her Job », ou commente le consumérisme ambiant à travers le spot « Judy Goes to the Mall ». Benning avait déjà traité de ces thématiques sous une autre forme dans ses précédentes vidéos, se mettant iel-même en scène. Mais alors que MTV lui permet de s’exprimer sur son antenne, l’artiste préfère employer un alter ego de papier mâché pour parler en son nom à un plus grand public. Par l’utilisation de ce personnage, iel tend à donner un côté universel à ses réflexions personnelles. Avec cette série de courtes vidéos, Benning entame ainsi une évolution dans son œuvre, délaissant le format Pixelvision et l’autofilmage pour se diriger vers une forme de narration plus fictionnelle.



Si MTV s’était ouverte à la scène musicale alternative depuis les premiers succès du groupe Nirvana au début des années 1990, cette série de vidéos est l’occasion pour l’artiste d’y faire aussi entrer le mouvement musical féministe Riot Grrrl, apparu également à la fin des années 1980 aux États-Unis dans l’État de Washington. L’influence de ce courant musical est visible dans les premières vidéos de l’artiste et plus précisément dans la vidéo Girl Power (1992) dans laquelle iel utilise e sonore deux titres du groupe Bikini Kill [5]. Pour The Judy Spots, Benning confie directement la réalisation du thème musical à la chanteuse du groupe, Kathleen Hanna qui le compose en collaboration avec la musicienne Azalia Snail. Dans le dernier spot de la série intitulé « Judy Gets Mad », l’artiste fait également référence à cette scène musicale, en faisant jouer son personnage au sein d’un groupe de musique. La scène montre Judy se disputant au téléphone avec sa partenaire Courtney, à qui Kathleen Hanna prête sa voix. Elles réapparaissent ensuite en compagnie d’une autre guitariste répétant une nouvelle chanson pendant que des poupées Barbie dansent à l’écran. Cette allusion implicite à la scène Riot Grrrl renvoie à la propre expérience de Benning et préfigure symboliquement la formation du groupe Le Tigre, né en 1998 de la collaboration entre Hanna, Benning et la musicienne Johanna Fateman.





Marie Vicet 

Décembre 2024





[1] Propos de Sadie Benning, dans Cherry Smyth, « Girls, Videos and Everything (after Sarah Schulman). The work of Sadie Benning by Cherry Smyth », Frieze, no 8, février 1993, p. 21, https://www.frieze.com/article/girls-videos-and-everything, consulté le 14 octobre 2024.



[2] Voir Christie Milliken, « The Pixel Visions of Sadie Benning », dans Frances K. Gateward et Murray Pomerance (dir.), Sugar, Spice, and Everything Nice: Cinemas of Girlhood, Detroit, Wayne State University Press, 2002, p. 300.



[3] De 1985 à 1992, la chaîne MTV fait appel à des artistes plasticiens pour créer de courts spots mettant en scène son logo. Y participent les artistes Jean-Michel Basquiat, Lynda Benglis, Dara Birnbaum, Jonathan Borofsky, Charles Clough, Tony Cragg, Luigi Ontani, Richard Prince, Richard Tuttle, ainsi que Robert Longo, Jenny Holzer, The Wooster Group et Survival Research Labs.



[4] Voir Gary Morris, « Sadie Benning’s Pixel Pleasures », Bright Lights Film Journal, no 24, avril 1999, https://brightlightsfilm.com/sadie-bennings-pixel-pleasures/, consulté le 18 octobre 2024.



[5] Groupe musical considéré comme précurseur du mouvement Riot Grrrl. Benning utilise dans sa vidéo les titres Feels Blind et Double Dare Ya qui figurent tous deux sur le premier enregistrement du groupe Bikini Kill, Revolution Girl Style Now! autoproduit et sorti en 1991 sur cassettean style="-webkit-text-fill-color: unset;">