Blutclip, 1993

Betacam SP, PAL, couleur, son


En 1993, pour sa vidéo Blutclip (Bloodclip), l’artiste Pipilotti Rist utilise comme bande sonore le titre Yeah Yeah Yeah du groupe suisse Sophisticated Boom Boom datant de 1982. Contrairement aux précédentes vidéos de l’artiste I’m Not The Girl Who Misses et Sexy Sad I dans lesquelles les chansons choisies étaient réinterprétées ou utilisées de manière fragmentée, l’unité du titre musical est cette fois intégralement respectée et c’est sa durée qui détermine celle de la vidéo. Rist reprend ici tous les codes du clip vidéo qu’elle détourne pour célébrer les menstruations féminines. Avec cette vidéo, elle se place dans la filiation d’artistes féministes des années 1960 et 1970 qui avaient déjà abordé ce sujet dans leurs œuvres.


Sur une durée de deux minutes trente, Blutclip expose aux spectateurs le phénomène des menstruations féminines d’une manière ludique sur une musique gaie et entraînante. Le rythme de la musique se traduit à l’écran par une caméra en perpétuel mouvement. Dans un plan séquence très rapproché, une caméra mobile parcourt d’abord le corps entièrement nu de Rist, allongé dans la forêt et recouvert par endroits de verroteries de différentes couleurs, du sommet de son crâne jusqu’à son pubis. Dans un décor totalement noir, la séquence suivante donne à voir cette fois l’écoulement du sang menstruel. L’artiste dévoile d’abord l’intérieur de sa culotte tachée de sang avant que celui-ci ne s’écoule ensuite le long de ses jambes de haut en bas, puis de bas en haut jusqu’à ruisseler sur tout son corps. Grâce à l’utilisation de l’incrustation vidéo, son corps est ensuite filmé, dans une atmosphère onirique, flottant dans l’espace au-dessus de planètes et tournant autour de la terre. Pour Mélissa Rérat, la mise en scène de ce corps féminin dans l’univers établit « un parallèle visuel entre cycle menstruel et cycle cosmique, entre femme et univers, microcosme et macrocosme. [1] » L’artiste fait ainsi passer cette question de l’individuel à l’universel.



Si Rist conçoit Blutclip comme un véritable clip vidéo, les images ne sont pas au service de la musique mais au contraire, c’est le titre musical, sorti plus de dix ans auparavant, qui est là pour célébrer le sujet de la vidéo. « La musique rock, du groupe Sophisticated Boom Boom […], joyeuse et rythmée, assure légèreté et humour à ce spectacle. Elle apparente la vidéo à un clip musical, bien que les images soient dans leur contenu en désaccord total avec celles que nous avons l’habitude d’y voir. P. Rist provoque ainsi l’imagerie télévisuelle des clips en copiant leur structure, leur esthétique, tout en y introduisant une image du corps féminin fort éloignée de celles des danseuses et des corps séducteurs qui sont d’ordinaire à l’écran [2] », souligne Mathilde Roman. L’artiste filme en effet son corps d’une manière et avec des points de vue différents de la façon dont sont habituellement filmés les corps féminins dans les clips vidéo et en abordant un sujet absent à l’époque des écrans de télévision car encore tabou [3]. Elle utilise pour cela un dispositif de caméra qu’elle avait mis au point l’année précédente pour la vidéo Pickelporno [4] qui déforme et étire l’image de son corps. Bien que filmé dans toute sa crudité, celui-ci reste néanmoins sublimé par l’esthétique des images, « piégeant les regards en prenant en compte leurs désirs tout en les acculant à des images du corps habituellement refoulées hors des sphères de vision. [5] »



Avec cette vidéo, Rist souhaitait faire changer la vision de la société et donner une image positive et délivrée de tout préjugé des menstruations : « L’idée est d’exposer le sang sur la place publique, de montrer ce liquide rouge, ce merveilleux liquide. La société a tendance à cacher le sang menstruel comme s’il était sale et malade. Je pense qu’une fille devrait crier de joie la première fois qu’elle a ses règles, car c’est un symbole de puissance créatrice, de vie. Le sang, notre source de vie : c’est la chose la plus propre au monde. […] Les menstruations sont un signe de bonne santé, mais tout est fait pour les cacher, les rendre invisibles. Il n’a donc jamais été possible de donner au sang menstruel des associations positives. La conception potentiellement positive du sang comme force vitale ne peut être transférée à la menstruation qu’en l’exposant au grand jour, en la rendant visible, comme je le fais dans mon travail. [6] » Selon elle, le meilleur moyen de faire changer la vision des gens sur ce sujet était donc de le faire par le biais de l’art et par la création d’images susceptibles de toucher davantage le public que n’importe quel discours scientifique : « Voilà ce que je veux dire dans Blutclip : si je transforme les bons côtés du sang en images, je peux par exemple mieux mettre en question une idée reçue comme celles des “jours impurs” que ne pourrait le faire une étude scientifique. Car les images trouvent le meilleur passage vers le subconscient, où somnolent les préjugés et ont de cette manière plus d’effet que les paroles. [7] »





Marie Vicet

Décembre 2024





[1] Mélissa RÉRAT, L’art vidéo au féminin : Emmanuelle Antille, Élodie Pong, Pipilotti Rist, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014, p. 58.

[2] Mathilde ROMAN, Art vidéo et mise en scène de soi, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire et idées des Arts », 2008, p. 122.

[3] Il faut néanmoins noter que les images de la vidéo Blutclip avaient d’abord été réalisées par l’artiste pour une émission de télévision pour adolescents sur le thème des menstruations diffusée sur une chaîne suisse. Elle a ensuite décidé de les réutiliser pour réaliser cette vidéo. Voir Michele ROBECCHI, « Interview : Pipilotti Rist », dans Contemporary, n° 92, Londres, June 2007, p. 54-57. Par la suite, l’artiste a également réalisé deux installations à partir de ces mêmes images : Blauer Leibesbrief (Blue Bodily Love Letter), (1992-1998) et Blutraum (Blood Room), (1993-1998).

[4] Pour la vidéo Pickelporno (1992), Pipilotti Rist met au point un dispositif de tournage composé d’une petite caméra de surveillance attachée à une tige que l’artiste promène sur les corps d’un couple simulant un rapport sexuel.

[5] Mathilde ROMAN, Art vidéo et mise en scène de soi, op. cit., p. 122.

[6] Propos de l’artiste dans Christoph DOSWALD, « “I Am Half-aware of the World”: Interview with Christoph Doswald », dans Pipilotti Rist, Londres, Phaidon, 2001, p. 126.

[7]
Propos de l’artiste dans Marie de BRUGEROLLE, « Les couleurs, comprenez-vous les douleurs ? Où allez-vous Mademoiselle ? », dans Premières critiques, Zürich, JRP Ringier, 2010, p. 214.