You called me Jacky, 1990
Betacam numérique, PAL, couleur, son
Dans la vidéo You Called Me Jacky qu’elle réalise en 1990, l’artiste Pipilotti Rist se filme en plan fixe réalisant un playback et faisant semblant de jouer de la guitare sur le titre Jackie and Edna de l’auteur-compositeur-interprète anglais Kevin Coyne datant de 1973 [1]. Elle se met ici en scène en utilisant l’autofilmage pour questionner notamment la représentation de la figure de la pop star dans les productions de vidéoclips de l’époque.
Dès le début de la vidéo, Rist apparaît debout face à la caméra, vêtue d’un chemisier orange, devant un mur blanc qui lui sert de surface de projection. Pendant que le titre débute et qu’elle commence son playback, un traveling latéral filmé à bord d’un train et constitué de vues urbaines et champêtres est projeté sur l’artiste la faisant parfois presque disparaître de l’image. Cette projection vient animer le plan fixe de la vidéo. Elle se superpose à la présence de Rist pendant que celle-ci continue son playback. L’artiste se place ici dans le rôle de l’interprète de la chanson prenant la place du chanteur Kevin Coyne et se met en scène comme si elle jouait dans son propre clip vidéo. Mais prenant le contrepied des clips diffusés à la télévision où tout est maîtrisé, le playback de Rist se révèle plus qu’approximatif, l’artiste semblant par moment hésitante, ne se rappelant plus des paroles et arrêtant même de chanter.
Rist joue dans cette vidéo sur les approximations de son playback et de sa gestuelle de la même façon qu’elle avait joué sur les dérèglements de la bande vidéo quatre ans plus tôt dans I’m Not The Girl Who Misses Much. Á la fin de la vidéo, elle apparaît avec une tenue et une coiffure la faisant ressembler à la chanteuse Madonna et prend des poses que la chanteuse aurait pu prendre dans ses propres clips vidéo. Ses gestes sont délibérément exagérés dans le but de parodier ou de vamper les pop stars de l’époque. Pour le musicologue Emile Wennekes, Rist semble, avec ce playback imprécis, à la fois se moquer du genre du clip vidéo mais aussi « de la tradition de la performance du musicien en concert et notamment de celle de l’auteur-compositeur-interprète » [2], faisant référence directement au musicien Kevin Coyne. L’artiste détourne ici les codes du clip pour montrer toute l’artificialité et la fausse perfection de ce format, notamment par l’usage du playback, du montage et de la postproduction, qui rentre ainsi en contradiction avec l’authenticité véhiculée par la figure de l’auteur-compositeur.
Avec des moyens simples, Rist livre dans cette vidéo une relecture personnelle du titre tout en critiquant avec humour les productions de clips de l’époque. Elle anticipe également de manière inconsciente les vidéos de cover musicales qui se sont multipliées en ligne à partir du milieu des années 2000, montrant leur créateur ou leur créatrice dans leur chambre, se filmant en plan fixe souvent grâce à la webcam de leur ordinateur et réalisant un playback ou une reprise de leur chanson préférée ou d’un titre populaire [3].
Marie Vicet
Décembre 2024
[1] Ce morceau apparait initialement sur l’album « Marjory Razorblade » du chanteur Kevin Coyne. Le titre a fait l’objet d’une reprise par l’artiste et figure sur l’album « Lob Ehre Ruhm Dank » du groupe Les Reines Prochaines sorti en 1993. Voir Emile WENNEKES, « Compositions for a Visitor Who Might Arrive at any Minute: Music in the Work of PipilottERS (dir.), Elixir: The video organism of Pipilotti Rist, Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen, 2009, p. 137.
[2] Ibid.
[3] Voir notamment à ce sujet Nicolas THÉLY, Le tournant numérique de l’esthétique, 1re éd., publie.net, coll. « Art, Pensée & Cie », 2011, p. 26.