Identifications, 1970

Film 16 mm numérisé noir et blanc, sonore, 38 min 40 s


Prendre-place, Gerry Schum et l'histoire de la Fernsehgalerie



En 1968, le jeune Gerry Schum, à peine sorti de la Film und Fernsehakademie de Berlin, jetait les bases d'une galerie télévisée et entreprenait d'explorer les puissances plastiques d'un médium dans lequel il voyait – à l'époque il n'était pas le seul – l'instrument d'une démocratisation des pratiques artistiques. Rappelons brièvement les faits : en 1967, Schum tourne un film sur l'artiste Bernhard Höke, qui sera l'un des instigateurs du projet de Fernsehgalerie, intitulé Schaustücke – Ereignisse ("Pièces – Événements"). En juin de la même année, il réalise un documentaire pour la télévision sur la sixième biennale de San Marin, Nuove tecniche d'immagine, avec Wolf Gremm et Wibke von Bonin. Dans le film sont présentées des œuvres de Roy Lichtenstein, Victor Vasarely, Bernhard Höke, Michelangelo Pistoletto et Gerhard Richter; le film est un collage d'entretiens (dont un avec Giulio Carlo Argan) et de vues du montage de l'exposition. En septembre 1967 à Francfort, Schum assiste à une exposition collective à laquelle participent nombre d'artistes qui réapparaîtront dans la série Land Art et Identifications (Dibbets, Long, Höke, Flanagan…), exposition qui ne dure qu'une soirée et dans laquelle ne sont exposées que des ephemera (des situations qui mettent en jeu des composants de matière élémentaires – eau, air, sable –, ne laissant aucune trace durable). En 1968, Schum réalise un film sur la reproductibilité de l'œuvre d'art et la question du multiple (Konsumkunst – Kunstkonsum). Le thème du film était le multiple dans l'art. Sa visualisation prit la forme d'une description du processus de réalisation d'un de ces multiples dans un atelier d'artiste, puis sa présentation dans la galerie sous forme d'objet commercialisable, tandis que l'artiste, l'entrepreneur et le galeriste étaient invités à exprimer leur point de vue. Dans le film, l'artiste, Heinz Mack, déclarait que ses œuvres n'existeraient que par la télévision et ne seraient diffusées qu'à travers ce médium, avant d'être détruites [1]. Nuove tecniche et Konsumkunst-Kunstkonsum seront diffusées sur la chaîne de télévision allemande Westdeutscher Rundfunk, 3. Programm. Durant l'été 1968, Schum reçoit une commande de la Sender Freies Berlin (SFB) et rédige une note d'intention pour un projet de galerie télévisée spécialement conçue pour Berlin. Ce projet de galerie dématérialisée répondait à la situation économique et politique de la ville, alors isolée au milieu du bloc de l'Est et où il était difficile d'acheminer les œuvres et de rassembler un public. Dans cette note, il donne quelques indications sur le contenu de l'exposition. Il mentionne :
- La Nouvelle-Babylone de Constant. En 1956, l'artiste néerlandais Constant Anton Nieuwenhuys (1920-2005) jetait les bases imaginaires d'un nouveau type d'environnement urbain. Sa Nouvelle-Babylone est une vision de la ville de l'avenir, une ville planétaire habitée par des nomades libérés des contraintes matérielles. La ville devait faire écho à cette mobilité nouvelle, sa structure mouvante s'adaptant aux déplacements de ses habitants. La Nouvelle-Babylone serait une métropole en constante fluctuation. Elle existerait partout et nulle part à la fois et ne se trouverait ni dans le passé ni dans l'avenir. Constant commente son projet en ces termes : "La Nouvelle-Babylone ne finit nulle part (puisque la terre est ronde); elle ne connaît pas de frontières (puisqu'il n'y a plus d'économies nationales), ni de collectivités (puisque l'humanité est fluctuante). Chaque lieu est accessible à n'importe qui. La terre tout entière devient la demeure de ceux à qui elle appartient. La vie est un voyage sans fin à travers un monde qui change si rapidement qu'il semble en permanence différer de lui-même [2]."
- L'esthétique statistique de Gerhard von Graevenitz. À rtir de 1962, au sein du groupe "Nouvelles tendances", Graevenitz explore les propriétés de l'aléa dans l'économie des œuvres, soit en intégrant le hasard à la composition de ses pièces, soit en construisant des pièces cinétiques susceptibles de produire des effets aléatoires.
- Des événements d'eau, de feu et d'air de Bernhard Höke [3].
- Une tour de lumière de Nicolas Schöffer. En 1971, à propos de la Tour Lumière Cybernétique (TLC), prévue pour le quartier de La Défense dans la banlieue parisienne, alors en plein aménagement, et destinée à capter et à refléter l'activité de la ville, Schöffer écrit : "[…] une ossature aérée d'une hauteur de 307 mètres et d'une envergure moyenne de 59 mètres est réalisée en tubes d'acier carrés de deux mètres de côté. Sa forme est asymétrique, rythmée d'une façon spécifique. À l'intérieur, 14 miroirs courbes sont disposés à différentes hauteurs, plus ou moins éloignés de l'axe central théorique de la sculpture. D'autre part entre les 200 bras parallèles qui sortent en quatre directions orthogonales, 114 axes tournants sont installés sur lesquels 363 miroirs sont fixés. Les rapports optiques entre les miroirs courbes et les miroirs plans tournants sont conçus de telle façon que ces derniers se reflètent, soit côté convexe, soit côté concave, sur les miroirs courbes, aussi bien en mouvement qu'à l'arrêt, provoquant un grand nombre de rayons réfléchis ou rétro-réfléchis, diffusés dans toutes les directions autour de la sculpture. Enfin, seront disposés 2085 flashes électroniques et 2250 projecteurs ponctuels, certains colorés, et chacun en direction des miroirs plans fixés sur les axes tournants. 40 projecteurs puissants, en partie au sommet de la tour, projetteront des faisceaux de 2 km en prolongeant sa hauteur dans la nuit. Les faisceaux de 24 lasers se démultiplieront sur les miroirs ainsi que les allumages des projecteurs et les déclenchements des lasers et des flashes sont commandés par ordinateur [4]." Délocalisation (Constant), indétermination (Grae-venitz), impermanence (Höke), dématérialisation (Schöffer) deviennent les propriétés de l'œuvre d'art.



En 1969, Gerry Schum réalise Land Art avec Ursula Wevers. La série est inaugurée avec des artistes européens : Richard Long, Barry Flanagan, Marinus Boezem, Jan Dibbets. Puis, en février 1969, Schum se rend aux États-Unis pour rencontrer Dennis Oppenheim, Michael Heizer, Walter De Maria et Robert Smithson. L'initiative de la Fernsehgalerie n'était d'ailleurs pas sans équivalent : à San Francisco, le marchand d'art James Newman développait à la même époque une idée similaire et transformait en décembre 1968 sa galerie (la Dilexi Gallery) en Fondation afin, disait-il, "de donner davantage de liberté aux artistes, de toucher un public élargi et de faire de l'art une composante organique de la vie quotidienne [5]". Avec la KQED-TV, Newman mettait alors sur pied le projet d'une série de programmes réguliers sous la forme d'une "open-gallery" dont l'objectif n'était plus de vendre des objets mais de véhiculer des informations. Il commanda des œuvres à Robert Frank, Ken Dewey, Walter De Maria, Yvonne Rainer, Hann Halprin, Julian Beck et le Living Theatre, Robert Nelson, Frank Zappa, Edwin Schlossberg, Terry Riley et Philip Makanna; les premières pièces furent diffusées durant le printemps et l'été 1969.



À l'époque de la création de la Fernsehgalerie, aucun des artistes du Land Art ne s'était encore servi du film. Seul Dibbets avait utilisé la photo pour sa série des perspectives corrigées. Tous prendront conscience, selon Ursula Wevers, à travers le travail de la Fernsehgalerie, du caractère transmissible de leur travail dans sa dimension processuelle même. Le vernissage eut lieu dans un studio de la chaîne de télévision berlinoise en mars 1969. Quatorze écrans diffusant les performances des artistes étaient encastrés dans des cloisons en bois. Le vernissage était lui-même filmé par ieurs caméras : dans l'émission, qui sera diffusée sur les ondes en avril 1969, une des caméras zoomait, à un certain moment, sur l'un des moniteurs, et, lorsque l'image filmée venait coïncider avec le cadre de l'image télévisée, les images du vernissage laissaient la place à la diffusion du programme dans sa continuité. L'émission se transformait ainsi en mise en scène du phénomène même du différé. L'exposition était accompagnée d'un catalogue dans lequel le nom de "Fernsehgalerie Berlin" était changé en "Fernsehgalerie Gerry Schum".



En octobre 1969, Schum rencontrait Keith Arnatt à l'occasion de la présentation de "When Attitudes become form", à l'Institute of Contemporary Art de Londres et persuadait le directeur des programmes de la chaîne régionale Westdeutscher Rundfunk, Werner Höfer, de convertir en émission la série des Self-Burial, neuf photographies documentant l'auto-enterrement progressif de l'artiste. Les images seront diffusées deux par deux entre le 11 et le 18 octobre 1969 chaque soir à 20 h 15 et 21 h 15 pendant 4 secondes sur la WDR, au milieu des programmes, sans annonce ni commentaire. La seconde image projetée tel jour à 21 h 15 était reprise le lendemain à 20 h 15. Le programme sera racheté par la télévision hollandaise qui le diffusera au mois de novembre suivant. Toujours en octobre 1969, Gerry Schum et Ursula Wevers s'installent avec leur serpent domestique dans un studio mobile, dans lequel désormais ils vivront et travailleront – un studio de télévision transformé en paradis perdu. Entre Noël de la même année et le Nouvel An, la WDR diffuse chaque soir à la fin des programmes trois minutes de TV as a Fireplace réalisé avec Jan Dibbets : un plan fixe d'une cheminée dans laquelle brûle un feu de bois. Comme la cendre qui, pour les logiciens de Port-Royal, recouvre la braise en tant que chose et la découvre en tant que signe [6], l'image du feu de bois de Dibbets annule le feu et simultanément le remplace par sa simple apparence. Schum et Dibbets utilisent la télévision moins pour montrer l'image de la chose que sa disparition même – le feu de cheminée remplacé au centre du foyer par la télévision. Les deux interventions n'étaient pas simplement retransmises, elles utilisaient les propriétés intrinsèques de la diffusion télévisée pour en faire les éléments constitutifs de l'œuvre, la durée dans le cas d'Arnatt, le cadre dans celui de Dibbets. S'il paraît stupéfiant aujourd'hui qu'une chaîne de télévision, fût-elle régionale, ait pu accepter de diffuser l'auto-enterrement d'Arnatt et la télé-cheminée de Dibbets, c'est moins à cause du caractère radical des deux œuvres que parce qu'elles transformaient en expression singulière l'anonymat du discours télévisé obéissant à des idéaux pseudo-démocratiques selon lesquels le peuple doit reconnaître dans les programmes sa propre voix. À l'époque où il réalisait Self-Burial et TV as a Fireplace, Schum travaillait à un autre concept d'exposition télévisée intitulé Artscapes, dans lequel, renversant la problématique de Land Art, il s'intéressait moins au paysage qu'à sa disparition : paysage enveloppé (Christo), embrumé (Grubner), artificiel (ERG), mou (Oldenburg), noyé dans la mousse (Höke).



De 1970 à 1972, Schum travaille avec une vingtaine d'artistes européens et américains (dont Stanley Brouwn, Joseph Beuys, Giovanni Anselmo, Alighiero Boetti, Richard Serra, Mario Merz, Lawrence Weiner, parmi d'autres) à la réalisation de la série Identifications pour la Kunstverein de Hanovre. Après le relatif échec de la diffusion de la série sur la Sudwestfunk (Baden-Baden), le programme sera à nouveau présenté sous forme fragmentaire par la Hessische Rundfunk : En 1979, Ursula Wevers racontera qu'elle découvrit sur la chaîne avec Gerry Schum les images de Ruthenbeck froissant des papiers et de Rinke renversant un container d'eau intercalées avec des images d'un employébureau puis d'un fermier accomplissant les mêmes gestes. Il ne s'agissait pas simplement de la part des diffuseurs de commenter les œuvres, mais bien de les détruire en les ramenant à des gestes fonctionnels. Schum et Wevers, découragés, vendirent alors leur équipement cinéma et décidèrent de présenter dans une galerie leurs films, ainsi que ceux réalisés par des artistes-cinéastes, et de les diffuser en vidéo en éditions limitées. En 1971, la videogalerie Schum ouvre à Düsseldorf, Ratinger Strasse, 37. Les bandes-vidéo étaient diffusées chaque jour dans la galerie sous le titre Video Action Life Taped. La galerie commença par programmer des œuvres de Ulrich Ruckriem et de Klaus Rinke, puis les Filmmontagen I de Peter Roehr réalisés en 1965 tournés en 16 mm et commercialisés sous forme de transfert vidéo. Seront par la suite présentées des œuvres de Bruce Nauman, Richard Serra, Ed Ruscha, Barry Le Va... Selon Ursula Wevers, cette galerie réelle était une impasse : elle marquait l'échec définitif de la Fernsehgalerie. En novembre 1972, Schum travaille avec Paul Vogt, le directeur du Museum Folkwang à Essen, à un vidéo-studio constitué par un pool de musées. En mars 1973, Schum se suicide, la galerie cesse de produire des éditions vidéo. Durant les trois décennies suivantes, la Fernsehgalerie fera l'objet de trois expositions : en 1979-1980 au Stedelijk Museum d'Amsterdam; à la Kunsthalle de Düsseldorf en 2003 ("Ready to Schoot – Fernsehgalerie Gerry Schum/Videogalerie Schum", exposition acompagnée d'un catalogue raisonné), enfin à l'ARC au couvent des Cordeliers, à Paris en 2005 : c'est à peu près tout.



En 1971, Schum, relançant le débat autour de la relation entre performance et captation, écrivait à Gustav Kemperdick (le rédacteur de Spectrum, le magazine culturel de la WDR) : "Pour moi, le film est l'œuvre d'art authentique". Comme le montre la réaction contrastée des artistes à l'égard de la série Land Art (satisfaction de Oppenheim et de Boezem; contrariété de Long qui ne reconnaissait pas sa pièce dans le film et n'acceptait pas qu'elle n'existât qu'à travers celui-ci), la question du statut des films et celle de la fonction de Schum en tant que réalisateur (ou déréalisateur) dans l'économie des œuvres s'est posée d'emblée. Il faut noter, à l'appui de la revendication auteuriste de Schum que Land Art est un festival d'effets spéciaux, mais d'effets spéciaux invisibles. Chacune des pièces repose sur un trucage généralisé des paramètres de temps et d'espace. À cet égard, Ursula Wevers donne à propos du tournage de Land Art des informations précises [7] : Le tournage de la pièce de Richard Long, Walking a Straight 10 Mile Line Forward and Back Shooting Every Half-Mile, se déroula en janvier 1969. Il s'agissait de filmer les dix miles qui mènent à Dartmoor à l'aide de caméras installées tous les demi-miles. Le mouvement régulier et rectilinéaire de l'artiste est suivi au zoom en 21 séquences successives, 21 à l'aller et 21 au retour, de six secondes environ chacune, montées en fondu pour produire un effet de mouvement continu. Sur la bande-son, on entend les pas et la respiration de Long, qui seront enregistrés le jour suivant. Un problème technique se posait pourtant : les fondus enchaînés, destinés à rétablir la continuité du déplacement du corps dans le paysage, butaient périodiquement sur le dernier plan d'un segment d'espace, dont la ligne d'horizon ne raccordait pas avec celle du segment suivant. Il se produisait ainsi une syncope qu'à chaque nouvelle prise il s'agissait de cacher. Aussi les cinéastes eurent-ils recours à un trépied muni d'un appareil de mesure capable de corriger la distorsion.



Filmé sur la côte hollandaise en février, le Hole in the Sea de Barry Flanagan a été tourné en contre-plongée, depuis une échelle de pompier. Le cylindre de Plexiglas, enfoncé dans le sable au bord de l'eau, n'était pas tout à fait étanche, ant nécessaire l'ajout d'une pompe invisible. Par ailleurs, entre chaque prise, il fallait redresser le cylindre déplacé par les vagues. 12 Hours Tide Object With Correction of Perspective a été réalisé avec la collaboration d'un fermier à qui l'équipe loua un tracteur avec son conducteur. Celui-ci  traçait des sillons dans le sable aux quatre coins du cadre, qui semblent à l'écran former un rectangle parfait. Pour la prise de vue, il avait fallu corriger la perspective et donner au rectangle une forme trapézoïdale, les tracés horizontaux du fond (en haut de l'écran) devant être redoublés afin de donner la même impression de largeur que les tracés verticaux. Sand Fountain de Marinus Boezem a été tourné en Camargue. Sur une dune de sable à l'avant-plan, un geyser de sable surgit d'un cratère. Une voix off recense en allemand sur l'échelle de Beaufort numérotée de 1 à 12 les différentes intensités du vent. Au cours de la prise, un vent latéral se lève qui efface la fontaine de sable jusqu'à ce que la surface originelle soit presque reconstituée. Pour réaliser cet effet, Ursula Wevers utilisa un aspirateur. Dans la pièce de Oppenheim, Timetrack, Following the Timeborder Between Canada and Usa, le bruit de l'avion survolant la trace laissée par un ski-doo sur la neige à la frontière du Canada et des États-Unis, à la jonction de deux fuseaux horaires, a été reconstitué et la déformation optique générée par le point de vue surélevé corrigée.



Loin d'être des points de détail, cette collection d'effets spéciaux discrets, de même que le travail subtil des cadrages et des éclairages [8] montrent que le film n'est pas le simple enregistrement d'une pièce, mais que, en tant que tel, l'enregistrement devient la forme même que prend sa réalisation. Dans un texte de 1971, "Art Through the Camera's Eye", Robert Smithson notait : "Les Land Art films tournés par Gerry Schum de la Fernsehgalerie à Berlin laissent quelque peu insatisfait; mais ils constituent une tentative pour prendre en charge l'art dans le paysage [to deal with art in the landscape]. La télévision a le pouvoir de dilater “les grandes étendues” à l'intérieur de frontières sordides pleines de grisaille et d'électricité statique. De vastes territoires sont contractés dans des limites imprécises et des sites non-mesurables.  La “télévision gallery” de Schum fait proliférer les œuvres [results] de Long, Flanagan, Oppenheim, Beuys, Dibbets, De Maria, Heizer et moi-même sur des canaux inconnus qui bifurquent vers des terrains mouvants [9]." Comment décrire ces terrains mouvants vers lesquels bifurquent la Fernsehgalerie de Schum? Michel Heizer donne peut-être la réponse lorsqu'en 1970, au cours d'une conversation avec Oppenheim et Smithson publiée dans Avalanche, il déclare : "The work is not to put in a place, it is that place [10]." Ce qui peut se traduire : "L'œuvre n'est pas dans le lieu, elle est le lieu" ou plus librement (ou, si l'on veut, plus conceptuellement) : "L'œuvre ne prend pas place, elle est le prendre-place." L'énoncé de Heizer rejoignait ainsi la dialectique du site et du non-site de Smithson, dont, dans la même conversation, celui-ci construisait la topique : "Il y a un point focal central qui est le non-site; le site est la bordure non-focalisée où la pensée perd ses repères et se trouve submergée par une sensation océanique. J'aime cette idée de catastrophe tranquille… Ce qui est intéressant avec le site, c'est qu'à la différence du non-site, il vous entraîne vers les bords. Autrement dit, on ne peut se raccrocher à rien sinon à des cendres, il n'y a pas de point particulier sur lequel se concentrer. On pourrait même dire que le site est caché ou s'est perdu. C'est un plan qui vous conduit quelque part, mais quand vous arrivez là, vous ne savez pas vraiment où vous êtes. En un sens, le non-site est le centre du système et le site lui-même est la bordure du champ [11]." Le non-te transforme le site en lieu, c'est-à-dire en image et l'expérience que l'on en fait est une expérience négative : en le découvrant, le spectateur prend conscience qu'il ne voit pas le site auquel celui-ci se rapporte [12]. Dans les deux séries Land Art et Identifications (entièrement tournés en 16 mm), il ne s'agit pas de montrer des œuvres ou des processus, ni même de réaliser des œuvres-films, mais de créer un nouveau type d'œuvre déceptive en déplaçant le moment de la production vers celui de la diffusion. Peut-être l'écran de télévision, dont Smithson évoquait "les frontières pleines de grisaille et d'électricité statique", est-il la forme ultime, entièrement dématérialisée, du non-site.



À Gene Youngblood (l'auteur d'Expanded Cinema qui sera publié en 1970) Schum écrivait en juin 1969 : "La galerie télé n'existe qu'à travers une série de transmissions télévisuelles, ce qui veut dire que la galerie télé est, plus ou moins, une institution mentale, qui ne parvient à l'existence qu'au moment où la télé transmet. Ce n'est pas un endroit pour montrer de véritables objets d'art que l'on peut acheter et rapporter chez soi. Une de nos idées est de communiquer l'art plutôt que de posséder des objets d'art […]. D'une manière générale, je considère les expositions télé de la Fernsehgalerie comme un type d'événement artistique autonome et non comme de la documentation d'un événement artistique qui aurait lieu hors de la télévision [13]." La télévision n'est donc pas un instrument de transmission des œuvres, mais le lieu même de la réalisation de l'œuvre transformée en objet de communication, ou bien qui occupe le champ de la communication en réduisant celle-ci à l'insignifiance, et en la neutralisant. Ce qui ne va pas sans conséquences économiques, puisque la valeur de l'œuvre se trouve déplacée vers le copy-right. Il s'agit désormais, pour assurer la viabilité de la galerie, et par suite de la production des œuvres, de vendre des droits de diffusion. "Le désenchantement du monde sensible est la réaction de nos sens devant ce qui, objectivement, le détermine en tant que “monde de marchandises” [14], écrivait Adorno en 1947 dans les Minima Moralia, qui portent en exergue cette phrase de Ferdinand Kürnberger, "La vie ne vit pas" (ce qui, transposé dans la sphère esthétique, s'énoncerait peut-être ainsi : "l'œuvre ne prend pas place"). Adorno dessinait ainsi le cadre dans lequel l'expérience de la Fernsehgalerie allait se déployer comme le point d'aboutissement d'une interrogation sur le statut et la signification de l'œuvre dans le contexte de l'univers marchand. La télévision, utilisée comme un médium artistique adressée à un public de masse, apparaît comme l'instrument ultime de la dissolution de l'art à l'ère de la reproductibilité. Ainsi se désagrège définitivement le concept d'authenticité (c'est-à-dire d'unicité et d'originalité) qui continue de sous-tendre l'expérience moderne de l'œuvre d'art [15]. L'œuvre désormais n'existe même plus sous forme de copies, elle n'a même plus le statut que Nelson Goodman définit comme allographique [16]: elle est devenue proprement agraphique. Les développements situationnistes sur le spectacle sonnent comme une sorte de commentaire de la théorie adornienne du désenchantement. Guy Debord, en exergue à La Société du spectacle dont le premier chapitre (les propositions 1-34) est publié dans l'Internationale situationniste en 1967, place cet extrait de la préface à la deuxième édition de L'Essence du Christianisme de Feuerbach : "Et sans doute notre temps… préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être [17]…" Dans le même numéro de l'IS était reproduite une publicité pour une caméra S.8 Eumig, accompagnée du commentaire suivant : "Cette publicité […] évoque très justement la glaciation de la vie individuelle qui s'est renvere dans la perspective spectaculaire : le présent se donne à vivre immédiatement comme souvenir. Par cette spatialisation du temps, qui se trouve soumis à l'ordre illusoire d'un présent accessible en permanence, le temps et la vie ont été perdus ensemble [18]." Dans le numéro 12 de l'IS, en septembre 1969 paraissait l'image d'une femme aux seins nus cadrée par un écran de télévision. La légende disait qu'il s'agissait d'une image passée en octobre 1967 sur la chaîne protestante de la télévision hollandaise. Son directeur, un ancien prédicateur, déclara alors : "Nous voulions montrer que des femmes nues peuvent être très belles." Dans cette image et dans son commentaire, ajoute à son tour le rédacteur, où se manifeste avec une évidence inégalable l'avènement du règne de la séparation, l'inversion spectaculaire de la vie réelle trouve son achèvement réel. La vie désormais "échappe à tout usage concret", à toute appréhension directe : elle se livre "derrière la vitrine d'un spectacle inaccessible qui a pris en charge ''la totalité de l'expérience humaine'' [19]. C'est aussi derrière la vitrine de ce spectacle inaccessible que se déroule la série des Identifications : Elle constitue une sorte de manifeste esthétique de la séparation. Les films ne sont plus réalisés sur des arrière-plans de paysages, comme la série des Land Art, mais dans des espaces encadrés, confinés et indifférenciés – même lorsqu'il s'agit d'extérieurs, ces arrière-plans fonctionnent comme des toiles peintes, des décors annulés, la trace de la perte de l'unité du monde, tandis que l'intervention de l'artiste se résume à un geste (répété ou non), une attitude ou une proposition : un statement visuel. Identifications donne à voir le spectacle de l'isolement en acte. L'œuvre ne prend pas place, elle est le prendre-place : son élaboration se confond avec la révélation d'un monde solipsiste, la mise à nu du système de la réflexivité. Et cette mise à nu prend la forme d'une succession de concetti visuels, qui, à la manière des peintures de Bruegel mettant en scène des enfants ou des fous, révèlent sous forme énigmatique, le caractère saugrenu de l'existence, la condition de l'homme livré à l'isolement de l'être au monde.



Max Dvorák a montré comment la peinture de Bruegel offrait une alternative matérialiste à l'héroïsme idéalisant de l'art italien de la Renaissance. À propos des Aveugles (qu'il oppose au Jugement dernier de Michel-Ange), il écrit : "En face de cela, chez Bruegel, un petit épisode pathétique, mais d'une importance quotidienne. Quelque part, plusieurs pauvres aveugles ont été victimes d'un accident. Personne n'y fera attention. C'est à peine si l'un ou l'autre de leurs parents versera une larme sur eux; la vie dans la nature et la vie des hommes continue imperturbablement, comme si une feuille était tombée de l'arbre. Mais c'est précisément en cela que réside la nouveauté, qu'un fait aussi insignifiant avec des héros aussi insignifiants soit devenu le centre de la contemplation universelle. Ce qui semble un hasard, un fait isolé, borné dans le temps et l'espace, sans importance historique, devient l'image du destin, auquel personne ne peut échapper, et auquel l'humanité toute entière est aveuglément soumise [20]." C'est ainsi tout l'arrière-fond stoïcien de la tradition flamande qui ressurgit dans les images de Identifications, comme il ressurgit dans les films de Bas Jan Ader : l'événement insignifiant devient l'objet même de la représentation. Dans les images de John Baldessari malaxant un chapeau, de Ruckriem renversant des blocs de pierre, de Gino De Dominicis essayant d'apprendre à voler, de Reiner Ruthenbeck froissant des feuilles de papier avant de les jeter dans l'espace vide de la pièce ou encore dans celles de Gert van Elk rasant un cactus, on voit émerger un thème moral qui ressortit à l'ironie humaniste de la tradition du Nord, celle de Bruegel ou d'Erae dans l'Éloge de la folie, et que l'on retrouve encore dans la rhétorique situationniste de la Société du spectacle : "Considéré selon ses propres termes, le spectacle est l'affirmation de l'apparence et l'affirmation de toute vie humaine, c'est-à-dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie; comme une négation de la vie qui est devenue visible [21]." Et comme dans la peinture de Bruegel où chaque détail présente une cohérence autonome tout en participant à l'économie générale de la composition, peut-être convient-il de considérer Identifications comme une composition unique dont chaque performance serait un élément.



Si la conceptualisation de l'art devait trouver dans la transmission télévisée son médium adéquat, radicalement dématérialisé, Schum proposait néanmoins, à travers la Fernsehgalerie, une expérience artistique qui coïncidait avec l'avènement de ce qu'Adorno nommait la culture de l'inauthenticité : il célébrait ainsi, sous une forme moins utopique que désenchantée, la télévision comme le rêve de la société moderne – c'est-à-dire le gardien de son sommeil.





Épilogue
Au commencement des années 1960, Claude Laydu, qui avait joué le curé du Journal d'un curé de campagne de Robert Bresson, découvrait en Allemagne de l'Est un programme de télévision intitulé Und jetzt sie müssen schlafen gehen, injonction à laquelle une petite fille (la jeune Nina Hagen), répondait invariablement "Ja!". Du visionnage de cette émission devait naître le projet d'une série mettant en scène un spectacle de marionnettes d'abord intitulé Gros nounours, qui allait devenir Bonne nuit les petits. Dans cette série, dont le prologue se déroulait sur fond d'une barre de HLM de Montrouge (dont je parierais qu'ils seront encore ceux des Grands ensembles de Pierre Huyghe en 2001), le sommeil ne naissait plus de l'obscurité silencieuse de la chambre à coucher, mais venait de l'extérieur, portée par les ondes. Tout comme l'œuvre d'art dans la Fernsehgalerie ne naissait plus dans la confidentialité de l'atelier, mais advenait par le canal de la télévision, sous forme dématérialisée. Bonne nuit les petits devait connaître un succès considérable : les derniers épisodes seront tournés en 1969, au moment où Schum commençait à travailler à Identifications. La série sera rediffusée jusqu'en 1973, date à laquelle elle sera définitivement abandonnée (1973, c'est aussi l'année du suicide de Schum) et le créneau de 19 h 30 abandonné à la publicité.



[1] Voir Barbara Hess "Abendschau. Drei film über Kunst", dans Ulrike Gross, Barbara Hess, Ursula Wevers (dirs), Ready to Shoot. Fernsehgalerie Gerry Schum/Videogalerie Schum, cat. d'expo, Düsseldorf/Cologne, Kunsthalle Düsseldorf/Snoeck, 2003, p 19-21.

[2] Constant "New Babylon, een schets voor een Kultuur" (1960-1965), reproduit et traduit en anglais par P. Hammond dans Mark Wigley, Constant's New Babylon. The Hyper-Architecture of Desire, Rotterdam, Witte de With, center of contemporary art/010 Publishers, 1998, p. 161 (notre traduction, comme toutes les fois où il n'est pas fait mention de traducteur).

[3] Voir Bernhard Höke, Notizen zu Ereignissen und Schaustücken. Mit einem Anhang aus dem Elementarbuch Feuer, Luft, Wasser, Erde, Berlin, Edition Et / Verlag Christian Grützmacher, 1966.

[4] Nicolas Schöffer, L'Informatique, décembre 1971, p. 39, cité par Éric Mangion, "Des cloisons invisibles", Nicolas Schöffer, Dijon, Les Presses du réel, 2004, p. 20.

[5] Gene Youngblood, Expanded cinema, New York, Duton, 1970, p. 292;  voir Charles Harrison, "Art on TV", Studio International, janvier 1971.

[6] "Car la même chose pouvanps et chose et signe, peut cacher comme chose ce qu'elle découvre comme signe. Ainsi la cendre cache le feu comme chose et le découvre comme signe" (Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l'Art de penser, I, 4, Paris, Guillaume Desprez, 1683, p. 57).

[7] U. Wevers, "Liebe Arbeit Fernsehgalerie", dans U. Gross, B. Hess, U. Wevers (dirs), Ready to Shoot. Fernsehgalerie Gerry Schum/ Videogalerie Schum, op. cit., p. 26 sq.

[8] Dans la pièce de Reiner Ruthenbeck par exemple, tandis que l'artiste assis à droite du cadre devant une rame de papier froisse les feuilles les unes après les autres et les jette devant lui sur le sol, une succession de légers zooms avant, en resserrant le cadre, souligne l'envahissement du champ par les boules de papier qui s'amoncèlent au sol aléatoirement.

[9] Robert Smithson, The Collected Writings, Jack Flam (ed.), Berkeley, University of California Press, 1996, p. 374.

[10] Ibid., p. 242.

[11] Ibid., p. 176.

[12] Robert Hobbs, Robert Smithson, Sculpture, Ithaca, Cornell University Press, 1981, p. 14 et Gary Shapiro, Earthwards. Robert Smithson and Art After Babel, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 69 sq.

[13] G. Schum, "Brief von Gerry Schum an Gene Youngblood, 29.6.1969", dans U. Gross, B. Hess, U. Wevers (dirs), Ready to Shoot. Fernsehgalerie Gerry Schum/ Videogalerie Schum, op. cit., p. 119-121.

[14] Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée [1944-1947], trad. de l'allemand par É. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2008, p. 305.

[15] Stefan Germer, "Das Jahrhun-dert-ding. Ansätze zu einer theorie und Geschichte des Multiples",  Zdenek Felix (dir.), Jahrhundert des Multiple. Von Duchamp bis zur Gegenwart, cat. d'expo., Hambourg, Deichtorhallen, 1994, p. 17-73 et 33 sq en particulier.

[16] Est allographique tout art qui porte en lui une certaine forme d'immatérialité, qui reste indifférent  à son support, comme la musique ou la littérature ; voir Nelson Goodman, Languages of Art [1976], Indianapolis, Hackett Publishing Company, 1976, p. 113 ; trad. française par J. Morizot, Langages de l'art de l'art. Une approche de la théorie des symboles, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, Paris, Hachette Littérature, 2005.

[17] Feuerbach, L'Essence du Christianisme, préface à la deuxième édition, cité par Guy Debord, La Société du Spectacle [1967], Paris, Gallimard, coll. "Folio", 1997 (3e éd.), p. 13.

[18] Internationale situationniste, no11, octobre 1967, p. 57, reproduit dans Internationale situationniste, éd. augmentée, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1997, p. 553.

[19] Internationale situationniste, no12, septembre 1969, p. 50, reproduit dans Internationale situationniste, op. cit., p. 618.

[20] Max Dvorák, Pierre Bruegel l'Ancien, trad. du tchèque par P. Klaruill, St Pierre de Salerne, Montfort, 1992, p. 58.

[21] G. Debord, La Société du Spectacle, op. cit., p. 19 (§ 10).




Par Philippe-Alain Michaud


Philippe-Alain Michaud est conservateur, responsable de la collection Cinéma du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne.