Schnittstelle, 1996

Betacam SP, PAL, couleur, son


C'est avec l'installation Schnittstelle que l'œuvre du cinéaste berlinois Harun Farocki est rentré dans le monde des arts plastiques. Ce déplacement s'est produit à travers un dispositif que les installations suivantes vont réitérer : deux moniteurs (ou deux écrans), côte à côte, mettent le spectateur-visiteur devant un choix, comparable à celui devant lequel le cinéaste artiste se trouve dans sa salle de montage. Schnittstelle est une sorte d'autoportrait artistique de Farocki portant un regard rétrospectif sur ses propres travaux. L'artiste s'y met à sa table de montage, ou plutôt de mixage (puisqu'il travaille là sur vidéo), pour faire un tour d'horizon de son travail. Cette confrontation-installation pose le corps de l'artiste à de multiples points d'intersection, à l'intérieur de son dispositif de travail. Ainsi, en reprenant des fragments de ses vidéos, Farocki commente et décale soigneusement son et image, son et son, image et image, pour faire entrer le spectateur pensif dans un entre-deux. L'installation spatialise les effets du montage et virtualise les relations entre les images. Déjà, dans son œuvre filmique, Farocki reprend souvent des images qui ont été destinées à une fin stratégique très circonscrite ou qui circulent dans la sphère publique. Ces images, que l'artiste appelle " opératoires ", proviennent de la publicité, de la reconnaissance militaire, ou encore de la surveillance civile. De la même façon que ces images font l'objet d'une investigation, l'artiste a toujours su montrer une puissance critique envers sa propre production. Toute attitude politique passe chez Farocki par cette prise de conscience de l'auteur comme producteur, au sens benjaminien du terme. Toujours, il s'agit de démythologiser l'auteur et de le " socialiser ", pour transformer, tout à fait comme le propose Benjamin, " des lecteurs et des spectateurs en participants ". C'est ainsi que l'écriture audiovisuelle de Farocki se relie à une réflexion sur le montage, pour lequel il trouve des allégories – soit, par exemple, en montrant ses mains qui esquissent une nouvelle combinaison d'images, dans Zwischen zwei Kriegen (" Entre deux guerres ") ; soit, plus explicitement encore, dans cet autoportrait, Schnittstelle, où il reprend en écho sa propre voix, issue de l'un de ses toutes premières vidéos. En confrontant le spectateur à deux bandes vidéo projetées simultanément, et formant une structure complexe d'intervalles et de reprises, Farocki le situe virtuellement à l'intersection des images, à l'endroit où un choix syntagmatique ou paradigmatique doit être fait entre possibilités. La présence du corps de l'artiste dans l'image n'est pas de l'ordre narcissique, mais sert de relais figuratif et réflexif. Farocki se trouvant devant ses machines et ses vidéos joue avec l'hybridité du temps vidéographique et filmique. Car il n'incarne pas seulement le monteur qui fait défiler son œuvre du point de vue du présent, mais aussi une sorte de bonimenteur qui réitère des gestes décisifs pour mieux (faire) comprendre la logique de la construction virtuelle d'une vidéo. Dans cette investigation sur les gestes et les corps, on trouve aussi bien l'idée du jeu brechtien (comme citation, et non comme incarnation d'un texte) que l'idée du direct comme performance d'un réel décalé, toujours déjà répété. Ainsi Farocki reprend-il un film militant de 1969, Nicht löschbares Feuer (" Feu inextinguible "), dans lequel, pour évoquer l'immontrable violence du Napalm, il éteint une cigarette sur son bras. Dans Schnittstelle, il ne répétera évidemment pas ce geste. Mais il montre sa cicatrice, et de cette manière, la peau de l'artiste rejoint la peau de la pellicule, comme support de mémoire. On voit pourtant que cette vidéo n'est pas fondée sur une croyance en l'image et marque déjà un déplacement : dans l'œuvre de Farocki, on passe de l'idée bazinienne de l'image comme enregistrement d'une trace vers la méfiance envers toute idée d'authenticité de l'image, soit-elle filmique ou utilitaire. Dans Schnittstelle, une autre reprise marque également un passage dans l'œuvre de Farocki : celui de l'enregistrement direct des gestes sociaux vers l'idée d'un répertoire des gestes filmiques, l'idée d'une archive audiovisuelle. L'artiste se montre avec une caméra, répétant la figure filmique d'un vidéaste amateur roumain, plan repris de Videogramme einer Revolution (" Vidéogrammes d'une révolution ", 1993), un film exclusivement composé à partir d'images préexistantes. L'homme avait tourné sa caméra de son poste de télévision vers la fenêtre, pour voir si, dans la rue, l'événement télévisuel " avait des suites ". Le fait que Farocki " rejoue " ce geste dans sa salle de montage montre à quel point le monteur critique pense les conditions de la possibilité d'une image, avant même de l'associer à une autre. Dans Schnittstelle, Farocki présente la table de mixage électronique comme un laboratoire, où la dialectique esthétique entre montage filmique et mixage numérique devient visible. Dans une de ses reprises, l'artiste rend explicite la logique de l'architecture de Bilder der Welt und Inschrift des Krieges (" Images du monde et inscription de la guerre "), selon un principe de permutation, et aussi en tant que rapport complexe entre mouvement et fixité, mot et image. L'insistance thématique et verbale sur les modèles mathématiques abstraits s'y pose donc déjà comme un problème de construction de mémoire du spectateur, et le rapport complexe entre analogie et digitalité. Dans Schnittstelle, la machine de Turing représente la remise en jeu de séries d'images venues du cinéma de Farocki, confrontées avec le timecode informatique, qui ramène l'organisation de l'espace cinématographique à une structure abstraite déterminée par le calcul.

 

Christa Blümlinger