Nokia Shorts, 2003

Betacam numérique PAL, 4/3, couleur, son


Filmé d'un téléphone mobile, Nokia Short est une courte immersion dans une douce rêverie. Issu d'un geste spontané, jouissif sans doute pour A. Weerasethakul habitué aux contraintes économiques des productions cinématographiques, où le temps entre l'écriture du scénario et le tournage peut être très long et laborieux, cette vidéo est représentative d'une liberté formelle offerte par le médium. Les images dégagent une atmosphère légère et joyeuse : prises sur le vif sur une plage, elles filment des corps dénudés, des jambes, des visages, le tout en plans très rapprochés tendant vers l'abstraction. La basse qualité de la vidéo est accentuée par un jeu avec la matière picturale des pixels, et des filtres colorés mettent le regard à distance d'une quête réaliste pour le plonger dans un univers onirique. C'est là tout l'intérêt de ces vidéos tournés avec des téléphones, où l'on se détache des soucis de composition pour revendiquer des images tournées à la main, dans des mouvements saccadés, produisant des effets de brouillage. On perd la clarté de la vision, on peine à se repérer dans un lieu, à associer les impressions diffuses à une représentation précise. Des rires, des voix évoquent simplement une convivialité, un moment d'un quotidien, d'une soirée en bord de mer. S'il n'y a pas de narration construite en amont aux images, le montage donne quelques pistes interprétatives en insistant sur certaines images, comme un œil filmé en gros plan qui revient à plusieurs reprises, ou un réveil indiquant " 8h06 ". Dans l'atmosphère générale festive, ponctuée de chants, de cris, de corps dans l'eau, ce réveil apparaît comme une tentative de s'extirper de la langueur nocturne.

En utilisant un téléphone comme moyen de prise de vue, A. Weerasethakul joue avec une pratique pauvre qui lui permet non seulement d'échapper aux contraintes de la production cinématographique, mais aussi d'explorer une autre nature de l'image. Il ne cherche pas en effet à obtenir la meilleure qualité esthétique possible de son " Nokia ", car l'idée n'est pas de produire une vidéo avec d'autres moyens, mais au contraire d'expérimenter un nouveau territoire de l'image animée en insistant sur sa pauvreté technique. Le titre désigne ainsi le médium de production et non le contenu, montrant bien que le point de départ est une appropriation d'une nouvelle technique filmique. Il utilise son téléphone mobile comme un moyen de proposer un état perceptif jouant avec la " non maîtrise ", avec l'accident, avec une forme de confusion. Cette pratique se rapproche des œuvres tournées autour de l'intime, du banal, du quotidien, dès les débuts de l'art vidéo, où les artistes revendiquent de travailler dans la spontanéité et d'être en quête des formes de l'ordinaire. La poésie qui se dégage est celle des petites choses, des impressions fugaces. Nokia Short se rapproche aussi de la veine du journal filmé, et par exemple d'une de ses figures centrales, Jonas Mekas. On retrouve ici comme dans Walden (1968) une prédilection pour le mouvement, pour la subjectivité instable du regard, et l'importance accordée au matériau sonore. Ce qui apparaît alors à l'image est un autre état du visible, parfois méconnaissable, qui exprime la fugacité insaisissable de la vie et permet d'évoquer ses formes cachées. Dans l'œuvre d'A. Weerasethakul, de tels états perceptifs renvoient à des errances personnelles liées à une quête du surnaturel, de l'invisible, qui traversent ses films. Le filtre du téléphone permet de dévoiler le diffus, d'exprimer des sensations, comme l'acte photographique permet au fils d'Uncle Boonmee (2010) de rencontrer des fantômes.

Cette vidéo peut être diffusée sur les écrans des téléphones des spectateurs dans des espaces d'exposition*. Ce dispositif évite ainsi l'esthétisation produite par la projection en grand format, jouant avec la surprise provoquée par l'intrusion de l'œuvre dans l'espace intime du visiteur, celui d'un objet personnel avec lequel on entretient bien souvent une relation de type fusionnelle.

*Exposition "Video, an Art, a History, 1965-2010","A Selection from the Centre Pompidou and Singapore Art Museum Collections", Singapore Art Museum, 2011 Mathilde Roman